Du premier au dernier plan, les femmes de La Rue de la honte (1956) sont cernées. Elles sont prisonnières du quartier de Yoshiwara, le quartier des plaisirs de Tokyo, que le générique d’ouverture nous a montré vu du ciel. Elles sont prisonnières du décor de studio dont Mizoguchi et son fidèle chef opérateur Kazuo Miyagawa tirent profit en recourant à nombreux surcadrages enfermant ces femmes de la nuit dans une partie du cadre. L’une est vue de l’intérieur de la maison de passe, raccolant les clients dans la rue ; l’autre dans une pièce ouverte au regard extérieur ; une troisième dans un couloir au loin. A chaque fois, l’embrasure d’une porte, une porte coulissante ou un élément architectural leur barre l’horizon, jusqu’à ce sublime dernier plan découpé en deux parties par le trait vertical d’un mur oblitérant la moitié du visage d’une prostituée craintive. C’est aussi une manière de dire que la société, ici la société japonaise, cache des secrets que son hypocrisie ne saurait admettre ouvertement. Les femmes de Mizoguchi ne disposent dans ce film d’aucune échappatoire, pas même celle du lyrisme, du rêve et de l’au-delà que le cinéaste figurait par ses plans d’eau brumeuse dans Les Contes de la lune vague après la pluie, Les Amants crucifiés ou Miss Oyu, passage vers l’autre monde.
C’est que les cinq prostituées du film ne s’appartiennent déjà plus. Elles vendent leur corps pour d’autres qu’elles. Yasumi (Ayako Wakao) cherche à réunir le montant de la caution qui libérera de prison son escroc de père. Hanae (Michiyo Kogure) subvient seule aux besoins de son bébé, et de son mari tuberculeux et souffreteux. Yumeko (Aiko Mimasu) a sacrifié son corps pour donner un pécule à son fils ingrat. Yori (Hiroko Machida) espère avoir suffisamment économisé pour enfin épouser un homme qui la sortira de sa condition. Même Mickey (Machiko Kyo), la plus nonchalante de toutes, la seule qui semble témoigner d’une certaine satisfaction de son sort, cherche en réalité à se venger d’un père lui faisant honte. Mizoguchi veut renverser le sens du blâme et la marque de la honte. Celle-ci ne doit pas s’attacher à ces femmes mais à tous ceux qui, indifférents, hypocrites ou ignorants, ont permis qu’elles se vendent pour survivre, exploitant un corps qui est le seul objet matériel leur restant quand le marchand bien considéré en dispose à foison.
Le réalisateur filme ses héroïnes comme formant un groupe solidaire, une famille de substitution où elles s’entraident. Il fait droit à toutes leurs différences de caractère et de condition, d’âge aussi car au moins deux d’entre elles s’approchent de la cinquantaine, ajoutant à leur sort présent l’horreur d’une interminable vie de coucheries, mais il les agrège en communauté, dont les membres affrontent ensemble l’adversité, se souciant l’une de l’autre, à l’exception certes de Yasumi. Cette dimension collective, reliquat d’espoir, sera totalement absente lorsque Naruse filmera plus tard la vie d’une hôtesse de bar dans Quand une femme monte l’escalier, ou Imamura le parcours d’une prostituée dans La Femme Insecte, soit que tout espoir d’une lutte collective se soit évanoui, soit que l’abolition officielle de la prostitution en 1958 au Japon ait changé la donne.
Pendant tout le film, le couple propriétaire de la maison de passe, qu’ils gèrent comme un patron son entreprise, s’inquiète du reste de cette loi anti-prostitution que les législateurs japonais discutent encore au parlement. Son vote signifierait pour eux la fin de leur activité. Ils se présentent auprès des prostituées de leur établissement comme des « travailleurs sociaux », conscients de leurs besoins et les protégeant d’un monde extérieur encore plus dur, le sort de Yori lorsqu’elle se marie semblant confirmer cette vision des choses. Dans les rares scènes où l’on quitte la maison de passe, le monde tel que filmé par Mizoguchi est ainsi terne et gris. Néanmoins, le réalisateur montre aussi par quel mécanisme économique et psychologique les propriétaires font tomber les prostituées sous leur coupe : en leur prêtant de l’argent avec largesse, notamment à Mickey, ils en font leur débitrice, rendant très difficile leur départ puisqu’il faudrait au préalable qu’elles remboursent à leurs employeurs une dette devenue énorme au fil des années. Seule Yasumi évite ce piège, mais c’est parce qu’elle possède une volonté de fer, et une absence totale de scrupules vis-à-vis de ses clients confinant au machiavélisme, que dissimule le visage de poupée de cire d’Ayako Wakao. Depuis Les Musiciens de Gion, où elle jouait une geisha frêle et débutante, elle s’est bien endurcie.
La Rue de la honte est le seul des grands films de Mizoguchi se déroulant dans le Japon contemporain. Dans sa dernière oeuvre, il ne prend plus la peine de mettre à distance temporelle son récit pour dire la condition des prostituées et plus généralement des femmes au Japon, lui dont la soeur fut vendue comme Geisha par ses parents. Restent la sérénité et la grâce intactes de sa mise en scène. L’irruption de la modernité dans son cinéma est incarnée par Mickey, la plus charnelle et vulgaire des prostituées, qui ne s’en laisse pas compter et semble se moquer de tout. Seule sa boulimie alimentaire laisse transparaitre sa détresse, jusqu’à ce qu’elle éclate dans sa scène de confrontation avec son père. C’est Machiko Kyo qui l’incarne, la délicate femme du samouraï dans Rashomon de Kurosawa, qui joua aussi la dame fantôme des Contes de la lune vague après la pluie et l’Impératrice Yang Kwei-Fei pour Mizoguchi. Sa prestation ici, en Venus outrageante, loin des rôles l’ayant rendu célèbre, témoigne du talent versatile et de l’audace de cette grande actrice décédée en 2019. La musique de Toshiro Mayuzumi, avec sa scie musicale tremblante, recueille la complainte que ces femmes s’interdisent d’exprimer trop violemment en public.
Strum
J’avais adoré les Contes de la lune vague après la pluie, et particulièrement les scènes avec la dame fantôme … J’aimerais beaucoup voir ce film-ci, soit en DVD soit au cinéma …
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Oui, les grands Mizoguchi des années 1950 comptent parmi les chefs-d’oeuvre du cinéma. Ils ont été réédités l’année dernière en DVD par capricci. Les copies restaurées ne sont pas exemptes de défauts et les prix pratiqués par l’éditeur sont assez élevés, mais c’est toujours mieux que ce qu’il y avait avant.
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Sinon, il y a parfois des festivals de cinéastes japonais dans certaines salles du Quartier Latin, l’été … A la fin du confinement, peut-être.
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J’ai justement revu ce très bon film en début d’année…
Sur le fond, il y aurait bien sûr beaucoup à dire sur la prostitution, sujet sur lequel la plupart des gens n’ont trop souvent qu’un avis à courte vue, faute de vouloir voir le réel tel qu’il est, dans toute sa complexité et toute son humanité… Mais ce n’est sans doute pas l’endroit pour en discuter.
« La Rue de la honte » de Mizoguchi est en tout cas, à mes yeux, un des meilleurs films des années 1950 abordant le sujet, avec « Le Plaisir » de Max Ophuls et sa partie consacrée à l’adaptation de « La Maison Tellier » de Maupassant.
Amicalement,
Hyarion.
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Merci Hyaron. Quel plan final… En fait la plupart des grands Mizoguchi abordent, directement ou indirectement, le sujet de la prostitution, qui lui était cher. J’adore Le Plaisir d’Ophuls mais l’optique y est différente et pour moi ce n’est pas vraiment un film sur la prostitution malgré la partie sur la Maison Tellier.
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Tu en parles bien évidemment, mais je n’ai aucune envie de voir ce film et la scie musicale me fait un peu peur aussi.
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Tu as tort. Les grands Mizoguchi, c’est sublime. Peut-être que je n’en parle pas si bien vu ta réaction.
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