Indiscret de Stanley Donen : sauver les apparences

Cary Grant, Ingrid Bergman

Indiscret (1958) de Stanley Donen dispense plusieurs plaisirs. Le premier est de revoir Cary Grant et Ingrid Bergman ensemble, douze ans après Les Enchaînés d’Hitchcock. Le deuxième est de surprendre son spectateur puisque le film passe d’un ton assez grave à un argument de comédie morale dans sa seconde partie. Une année auparavant, Elle et lui de McCarey, dans lequel tournait déjà Cary Grant, faisait l’inverse, commençant comme une comédie avant qu’un amour sanctifié ne fasse dévier le film vers le mélodrame. On ne mesure jamais assez tout ce qu’un film bien écrit peut dire. Le troisième est de faire partie de ces films américains de la fin des années 1950 qui se jouèrent du Code Hayes avec les armes de l’ironie.

Ingrid Bergman incarne ici Anna Kalman, une comédienne de théâtre qui se désespère à l’aube de la cinquantaine de ne pouvoir rencontrer un homme qu’elle puisse aimer. Philip Adams (Cary Grant) va surgir un jour sur le seuil de sa porte, telle une apparition, et va être ce compagnon longtemps espéré. Comme dans Elle et lui, Anna et Philip ont tous deux conscience qu’il s’agit d’un amour de la dernière chance. Hélas, Philip prétend avoir fait un premier mariage dont il ne peut se désengager, selon l’usage d’une époque où les divorces étaient rares, sinon légalement impossibles sauf circonstances très particulières. Cela les oblige à vivre leur amour sous les auspices de week-ends volés au temps, à la société, à leurs activités professionnelles respectives. Une comédie romantique se teintant d’amertume, ronronnant de la nostalgie de revoir un couple mythique du cinéma, voilà ce que l’on pense voir.

Et puis, l’on apprend que Philip n’est pas l’homme marié que l’on croyait et le sujet du film s’en trouve changé : ce n’est plus l’histoire d’un amour contrarié par les circonstances mais celle d’un hypocrite faisant croire qu’il est marié pour échapper à l’obligation de devoir épouser une femme, dût-il l’aimer. Mimer l’homme digne et plein de tact – qui mieux que Cary Grant pourrait le faire ? – assure à Philip de bénéficier de l’indulgence amoureuse d’Anna. Mais sous couvert d’élégance, c’est en réalité un tartuffe, dont la détestation du mariage n’a d’égal que le cynisme avec lequel il s’en joue aux dépens d’Anna. Au fond, il est bien plus attentif aux apparences, bien davantage prisonnier des « règles » qu’il ne l’imagine : si la chose était sue, cela lui ferait horreur de rester en concubinage dans une société qui ne jure que par les « liens sacrés du mariage ». Comme le dit Anna (« How dare he make love to me and not be a married man! ») le vrai scandale n’est pas que Philip soit marié et que leur relation soit adultérine mais qu’il lui ait menti et joue un rôle, ce qui renverse la perspective morale. Des hypocrites, c’est ce qu’étaient les concepteurs du Code Hayes, qui cherchaient à donner l’impression de la morale plutôt qu’à encourager sa pratique, selon cette casuistique particulière que l’on trouve, dit-on, chez certains jésuites (le Code Hayes ayant notamment été rédigé par un membre de cette éminente confrérie). Qu’importe la réalité, pourvu que les apparences soient sauves : c’est ainsi que s’expliquent les moralités mal placées.

Le titre même du film s’en prend à la décence et à la discrétion que le Code Hayes appelait à respecter, tenant tout particulièrement à ce que la dévotion vis-à-vis de l’institution du mariage élimine toute évocation de la sexualité, d’où ces circonvolutions autour de l’adultère que l’on peut observer dans les films hollywoodiens des années 1940 et 1950. Filmer un couple allongé, que ce soit sur un lit ou un divan, était par exemple interdit. Il fallait qu’un pied soit à terre ou qu’il y ait deux lits. Donen, toujours inventif, contourne l’interdit en ayant recours au split screen lorsqu’il montre Cary Grant et Ingrid Bergman allongés dans un lit séparé, chacun de leur côté de l’écran, bien que leurs mains semblent espièglement se joindre au milieu de l’image. Sa tendre ironie fait mouche plus d’une fois, sans le mordant satirique, certes, avec lequel Billy Wilder mettra en pièces les dernières prétentions du Code Hayes quelques années plus tard dans Embrasse moi, Idiot.

Dans Elle et lui, leur amour de la dernière chance révélait à Nickie et Terry la vacuité de leur vie selon une optique qui relevait quasiment du miracle. Ici, ce même amour agit aussi comme révélateur, mettant à nu l’hypocrisie de l’attitude de Philip. Indiscret, qui est tiré d’une pièce de théâtre, avait d’abord été adapté par McCarey lui-même 1931 – troublante coïncidence. Mais par sa manière de mêler rire et constat moral, ainsi que Donen l’a fait en vérité dans plusieurs de ses films, y compris dans ce classique des classiques qu’est Chantons sous la pluie, Indiscret s’affirme surtout comme un lointain successeur des grandes comédies américaines des années 1930 et 1940, qui étaient des leçons de vie. Le film n’en possède pas la vivacité cinématographique, que ce soit du point de vue du découpage ou de celui des dialogues, mais Donen nous donne à voir à la place plusieurs séquences où les mouvements de caméra, saisissant l’action dans son ensemble, dans des plans composés où les couleurs comptent beaucoup, ne dépareilleraient pas dans une de ses comédies musicales. Cary Grant et Ingrid Bergman sont l’élégance même et Cecil Parker ajoute une amusante touche d’understatement en diplomate anglais qui n’en pense pas moins.

Strum

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