Une Femme disparaît d’Alfred Hitchcock : composite

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Dans Une Femme disparaît (1938), son avant-dernier film anglais avant sa période américaine, Alfred Hitchcock entreprend plusieurs choses à la fois, ce qui ne surprendra nullement ses admirateurs : opposer la liberté des moeurs à la liberté menacée de l’Europe à la veille de la seconde guerre mondiale ; suggérer que si une vieille dame est capable de jouer les espionnes au péril de sa vie, alors il serait grand temps que les jeunes générations affrontent le danger nazi ; utiliser tous les moyens cinématographiques à sa disposition en studio pour dépeindre une nouvelle fois un monde hostile au personnage principal.

Bien sûr, ici, Iris (Margaret Lockwood) n’est accusée d’aucun meurtre. Mais on la regarde comme si elle était dangereuse (les regards courroucés en caméra subjective dans sa direction sont légion), inopportune (ne risque-t-elle pas de retarder l’arrivée du train au grand dam de ce duo anglais amateur de cricket ?), un peu dérangée même (un coup pris sur la tête est le prétexte d’une suspicion de problèmes neurologiques). Cette hostilité est propre à faire douter Iris d’elle-même, à lui faire ressentir, fut-ce quelques minutes, cette angoisse existentielle que Jean Douchet, récemment disparu, concevait comme la principale caractéristique du cinéma d’Hitchcock dans une perspective à la fois métaphysique et religieuse. Car personne ne veut croire Iris quand elle jure que Mrs. Froy, une digne dame anglaise, a pris le train avec elle dans la gare d’un village alpin de Bandrika, pays d’Europe centrale imaginaire.

Avant la mise en place de cette intrigue, Hitchcock nous a présenté avec son brio coutumier les personnages, qui subissent les évènements : D’abord, obligés de passer une nuit dans une petit hôtel bondé, où s’ensuit une promiscuité permettant au réalisateur de filmer ces sous-entendus à caractère sexuel dont il était friand, ainsi cette bouteille de champagne qui semble en érection sous Iris en dessous, et cette nuit passée par Charters et Chaldicot dans la même chambre de bonne qui suggère la possible homosexualité de ce duo d’obsédés du jeu du cricket. A contrario, l’horizon du mariage est vu par Iris comme une morne plaine où la convention prendra le pas sur l’amusement. Ensuite, contraints de prendre le train, où l’étroitesse des couloirs emprisonne les personnages dans le théâtre de l’intrigue, théâtre où Mrs. Froy va mystérieusement disparaître. Le train comme monde roulant vers l’abîme. Le monde plein de chausse-trappes et de secrets où la vérité s’écrit fragile sur une vitre embuée.

Hitchcock, qui filme cette histoire entièrement en studio, tire parti des ressources visuelles du noir et blanc pour concevoir des plans composites propres à suggérer le voile des apparences : transparence du paysage qui défile au fond du cadre, maquettes du train et de la ville enneigée, fondus enchainés et surimpression pour dire l’incertitude d’Iris face à ce monde qui tangue et ne la croit pas quand elle parle. Dès lors, s’offrent plusieurs possibilités : se retirer dans un compartiment pour ne pas voir (le couple adultérin), voir mais fermer les yeux pour assouvir un plaisir personnel (Charters et Chaldicot, plus intéressé par le cricket que par les rumeurs de guerre) ou bien voir et agir comme Iris qui va être secondée par Gilbert (Michael Redgrave), journaliste spécialiste du folkore. Hitchcock suggère que parmi les branches de cette alternative, seule la dernière est viable. Il faut voir et agir à l’aube de la guerre qui vient. Se retirer du monde ou fermer les yeux, ce n’est pas seulement capituler face aux nazis : c’est mourir, sort de l’avocat sortant du wagon avec un drapeau blanc. Aussi, ce film au scénario improbable (une ritournelle musicale contenant un message secret, une vieille dame espionne émérite) est-il à la fois fantaisiste et réaliste, conformément à la nature toujours double du cinéma d’Hitchcock. Sa prédilection pour les tournages en studio ne faisait qu’accentuer le perçant de son regard à la fois profond et espiègle. Le maître apparaît en voyageur sur le quai de Victoria Station à la fin. Un petit bijou du cinéma anglais.

Strum

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10 commentaires pour Une Femme disparaît d’Alfred Hitchcock : composite

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum. Bel article pour un de mes Hitchcock anglais préférés avec les 39 marches et Sabotage..

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  2. Très beau film en effet (l’un des rares que j’ai vus de sa période anglaise) et qui m’a laissé un très bon souvenir, même si les allusions que tu mentionnes à la situation politique de l’époque m’avaient, je crois, échappées.

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  3. ideyvonne dit :

    Et dire qu’il a accepté de tourner ce film à la condition que ce soit en studio (à la place de la Yougoslavie) !

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  6. Valfabert dit :

    La thème de la disparition (et de la réapparition) est présent sous diverses formes dans le film. Ce qui l’illustre avec le plus d’ironie, à mon sens, c’est le nom de la vieille dame tracé par Iris sur la vitre du wagon-restaurant. Lorsque cette trace ressurgit sous ses yeux à l’improviste, Iris ne doute plus de la rencontre antérieure, mais cette preuve, solide pour elle, n’est pas communicable. On est précisément là dans le domaine de l’existentiel que tu soulignes justement. C’est aussi une belle trouvaille de mise en scène. En effet, l’inscription réapparaît furtivement puis disparaît en fonction de la succession aléatoire des teintes sombres et claires qui défilent derrière la vitre. Gilbert n’a donc pas le temps de la voir et Iris ne peut que s’écrier « it’s gone ». De telles scènes montrent que l’expressionisme a inspiré à Hitchcock plus qu’une esthétique, une vision du monde selon laquelle certaines choses se révèlent moins dans la pleine lumière que dans un subtil alliage d’ombre et de clarté. Dans ce contexte, le maître se plaît à souligner la singularité de toute perception, seul un certain type de regard (ici celui d’Iris, au prénom emblématique) permettant de voir ces choses. Je trouve ainsi que ton expression « le perçant de son regard à la fois profond et espiègle » définit très bien le talent d’Hitchcock.

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