La Vérité sur Bébé Donge de Henri Decoin : « qu’est-ce qui a de l’importance ? »

bébé donge

Le monde des hommes, celui des usines, et le monde des femmes, à la maison, chacun à leur place, selon leurs anciennes attributions. Le lourd velours des costumes de Jean Gabin et les robes légères de Danielle Darrieux, qui se croisent, se toisent. Le matérialisme et le spirituel, qui n’appartient pas au même monde. Le cinéma plein d’esprit du Decoin des années 1930, le cinéma plus sévère du même des années 1950, qui se rencontrent. Dans La Vérité sur Bébé Donge (1952), Henri Decoin tente de juxtaposer plusieurs mondes différents et y parvient presque complètement. Il adapte un des plus beaux romans de Simenon auquel il fait subir un traitement de cheval, alors que l’écriture de Simenon est par elle-même tellement cinématographique. Tout le livre était vu à travers les yeux de François Donge se remémorant sa vie avec sa femme Elizabeth, dite Bébé, qui vient de l’empoisoner au cyanure. Chez Simenon, Bébé était une créature lointaine, uniquement vue à travers le regard d’autrui, dont François découvrait au fil des souvenirs qu’elle l’aimait d’un amour total qu’il avait brutalement négligé. Maurice Aubergé et Henri Decoin adaptent le livre en donnant une voix au personnage de Bébé, à laquelle Danielle Darrieux prête son visage immatériel, ses yeux doux, sa silhouette glissante. Ils lui font questionner la nature de l’amour et des liens du mariage. Rapprochant l’amour de Bébé et sa croyance en Dieu (idée absente du livre), ils en font le contrechamp spirituel du film qui s’oppose au monde matériel de François Donge, riche industriel normand qui confond la vie et les affaires.

Toute la première partie du film, qui alterne entre les murs blancs de la chambre de François, du blanc immaculé où s’enfantent les renaissances, et les flashbacks de leur vie de couple, est une réussite totale. L’humour de la Bébé de Darrieux, sa fausse candeur (elle est bien plus futée que dans le livre), semblent provenir des délicieux films d’avant-guerre de Decoin avec sa muse Darrieux (dont le formidable Battement de coeur). Les deux mondes que j’évoquais s’interpénètrent avec bonheur. Bébé, qui n’entend pas devenir ménagère, s’immisce dans le monde utilitaire et compartimenté de Donge qui ne pense qu’en termes d’affaires, d’avantages et d’inconvénients, tels que les lui désigne sa raison. Plusieurs dialogues entre Gabin et Darrieux, qui sont absents du livre, sont excellents. Bébé, obstinée car amoureuse, demande : Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce qu’un couple ? Un miracle répond-elle pour lui. Enfantillages ! rétorque François. Tout se fabrique, même les sentiments, qui n’ont d’ailleurs pas d’importance. Qu’est-ce qui est important, relance comme au jeu Bébé ? Elle veut tout savoir car elle souhaite vivre « ouverte, comme un livre, une fenêtre » C’est parce que François ne veut pas répondre, c’est parce qu’il va l’humilier par des tromperies à répétition au vu et su de tous, c’est parce qu’il va piétiner pendant dix ans tout ce qui est amour et spirituel chez Bébé, qu’elle tentera de l’empoisonner. Lui et non pas elle ; car elle est déjà morte à elle-même, sans plus d’espoir. Qu’est-ce que l’espoir ?

Après avoir réussi ce tour de force de créer à l’écran une Bébé que l’on ne pouvait imaginer que très lointainement dans le livre, Decoin va prendre une décision que l’on peut trouver préjudiciable à la deuxième partie du film, bien qu’il demeure très bon. Il va faire preuve de plus de noirceur que Simenon, ce qui est en soi une gageure s’agissant de l’auteur des Fiançailles de M. Hire, des Inconnus dans la maison, de Lettre à mon juge. Un paradoxe aussi puisque Decoin avait mis en place, en imaginant des rencontres entre Bébé et François sous les auspices neutres des murs blanchis de la clinique, les conditions d’une trève, d’un espoir possible, d’un retour de flamme, qui sait. Cet espoir, on le trouve étonnament chez Simenon, puisque les choses n’y sont pas jouées, l’empoisonnement échouant, le futur n’ayant pas rendu son propre verdict. En cela, Simenon écrivait aussi contre le Mauriac de Thérèse Desqueyroux, où le mari ne pardonne pas la femme empoisonneuse, qui du reste ne l’avais jamais aimé (les deux livres s’inspiraient d’un même fait divers survenu en 1905 : l’affaire Canaby). Mais chez Decoin, un fatalisme, une noirceur venue d’au-delà de l’histoire, peut-être cette noireur excessive que Truffaut trouvait au cinéma français des années 1950, se déversent soudain sur le dernier tiers du recit que l’on regarde incrédule, avec une sorte de terreur glacée. Jusqu’à ce mot terrible de cynisme du personnage si drôle qu’était au début Mme D’Hortemont (Gabrielle Dorziat) : « le malheur vous va bien ». C’est comme si Bébé, ressuscitée, était trahie une seconde fois. N’empêche, cela reste du très bon cinéma à la réalisation solide et Decoin un très bon cinéaste non reconnu à sa juste valeur, même si on lui préférera ses réalisations plus vives des années 1930. Et puis, Darrieux et Gabin, dont la voix off est comme un murmure (« cela ne vient pas des tripes, mais du coeur »), sont remarquables. Une belle partition au piano de Jean-Jacques Grunenwald, contrepoint immatériel au matérialisme du monde de François, contribue à la réussite de l’ensemble tandis que la photographie de Léonce-Henri Burel, qui travaillera pour Bresson, lui confère des couleurs d’hiver.

Strum

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6 commentaires pour La Vérité sur Bébé Donge de Henri Decoin : « qu’est-ce qui a de l’importance ? »

  1. cabot dit :

    Bonjour Strum. Henri Decoin est en effet à redécouvrir, comme le fut il y a quelques années Duvivier. Je viens de voir Entre Onze heures et minuit, avec Louis Jouvet. Un histoire de sosie ou Jouvet, commissaire de police, se fait passer pour un truand. Un film policier bavard, et pas trés leste, avec des dialogues de Jeanson qui font tout le sel d’un film dontl l’intrigue a peu d’importance. L’ambiance est lourde, étrange parfois, le noir et blanc expressionniste et les seconds rôles nombreux et savoureux. C’est largement moins bien que Bébé Donge mais le film vaut pour ses acteurs et ses allures parfois de rêve éveillé car le spectateur avance, tout comme Jouvet, dans une sorte d’épais brouillard.

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  2. J.R. dit :

    Compte tenu de la réputation assez modeste du film, j’ai été très agréablement surpris par sa qualité. Du très bon cinéma, pour moi. Encore un titre à ajouter à la longue liste des très bons Gabin, même si c’est Darrieux, ici, qui domine la distribution. Je vais justement débuter la lecture de Thérèse Desqueyroux, car je n’ai jamais lu Mauriac (ni Céline d’ailleurs). Simenon, si, mais il correspond davantage à mes « goûts ». Voici une chronique plus apaisée que la précédente… ce matin en entant une nouvelle accusation de viol contre Polanski, j’ai pensé que les révélations sur les mœurs dans le milieu du cinéma (sans généralisé, heureusement), ne vont pas réduire la crise qu’il connaît.
    Je pense que le jour où les sportifs parlerons, les vestiaires trembleront … (prière ne pas commenter ce dernier propos)

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    • Strum dit :

      Oui, c’est bien, et quelle distribution. De Mauriac, que je n’aime pas toujours, je te conseillerais plutôt Le Noeud de Vipères, son plus beau livre. Céline c’est autre chose ; l’homme est détestable, mais l’écrivain plus grand que Mauriac. Ta prière est respectée !

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  3. Valfabert dit :

    Très intéressante, cette remarque sur « un fatalisme, une noirceur venue d’au-delà de l’histoire , cette noirceur excessive que Truffaut trouvait au cinéma français des années 50 ». Il y eut en effet une tendance de cet ordre dans le film noir des années 40-50, des deux côtés de l’Atlantique. A ce titre, il est utile de bien distinguer tragique et fatalisme, autrement dit la fatalité tragique et cette fatalité nihiliste et artificielle qui caractérise bon nombre de films (de cette époque) marqués par des codes assez rigides mais pouvant par ailleurs être d’une grande qualité quant à la mise en scène ( je pense par exemple à « La griffe du passé » de Tourneur).
    Trois ans après « La vérité sur Bébé Donge », Henri Decoin saura faire preuve d’une noirceur plus crédible, plus juste et donc plus marquante dans « Razzia sur la schnouf », film où Gabin montrera de nouveau la force de son talent, avec un jeu tout en retenue.

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    • Strum dit :

      Merci. Je me demande toutefois si le traitement est le même des deux côtés de l’Atlantique. Il me semble que le pessimisme est plus envahissant côté français dans les années 50. La Griffe du passé, c’est un peu avant (1947), et c’est un fatalisme de film noir (genre qui n’est pas celui de Bébé Donge) qui coule de manière plus naturelle ou organique (comme une extension des ombres de la photographie, ombres propres au cinéma de Tourneur). Mais la question mérite d’être posée.

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