Lame de fond de Vincente Minnelli : autre monde et formule chimique

undercurrent

Dans Lame de fond (Undercurrent) (1946), Vincente Minnelli aborde son thème favori, à savoir la primauté du rêve sur la réalité, à travers une intrigue que n’aurait pas renié Hitchcock. Les prémisses du film font d’ailleurs penser à Rebecca (1940) et Soupçons (1941) puisque l’histoire en est d’une femme a priori candide qui découvre que l’homme qu’elle a épousé cache un secret. C’est Katharine Hepburn qui l’incarne et l’on peut s’étonner de prime abord du choix pour ce rôle d’une actrice ayant incarné la décennie passée plusieurs personnages féminins emblématiques et conquérants de la screwball comedy. En réalité, Hepburn s’avère excellente, non seulement parce que c’est une très bonne actrice, mais surtout parce que Ann est un personnage minnellien et non hitchcockien. Ce qui signifie qu’elle n’est nullement un objet de désir attirant la lumière, mais un être mal à l’aise en société qui sait pertinemment les faux-semblants qu’elle réclame et s’est réfugié dans la musique et son laboratoire au risque de devenir vieille fille. L’usage répété de la troisième symphonie de Brahms rend compte de ses aspirations et de sa propension à la rêverie, de même que son lien indéfectible avec son père (lien récurrent chez Minnelli) indique sa réticence à faire confiance à la vie.

C’est pourquoi ce qui séduit Ann lorsqu’elle rencontre Alan Garroway c’est moins le physique avenant de Robert Taylor que l’idée qu’elle se fait de cet inventeur d’une technologie de téléguidage. Mais cette idée est fausse et, selon une dialectique propre à Minnelli, le film va opposer peu à peu le matérialisme incarné par le vénal Alan et le monde de l’art et de la rêverie incarné par son frère Michael (Robert Mitchum), un homme mystérieux qui s’est retiré de la société après un différend avec Alan. Ann qui a quitté son père pour le monde matérialiste et mondain d’Alan va se rapprocher du monde artistique de Michael. Minnelli filme son histoire en aplat sans les effets de découpage et de lumière auxquels avait recours Hitchcock pour souligner la dangerosité potentielle de Cary Grant dans Soupçons. Dans ce dernier film, Hitchcock se heurtait à un scénario de tournage incohérent voulu par la RKO puisqu’après que sa mise en scène nous ait désigné Grant comme un meurtrier, l’intrigue prétendait in fine le contraire. Minnelli ne rencontre pas cette difficulté car l’agressivité d’Alan ne reflue pas ni la tension lors du dernier tiers du film, qui est fort bien agencé et découpé par Minnelli dans ce qui sera son unique intrusion dans une atmosphère de film noir psychanalytique. Il fait d’Ann le personnage moteur de l’action qui finit, grâce à son intelligence et son intuition, par démêler les fils de l’intrigue et découvrir la face sombre de l’inconnu qu’elle a épousé (un des undercurrent du titre original, mal rendu par un titre français hasardeux) .

En revanche, ce très bon film déçoit un peu là où on aurait attendu, s’agissant de Minnelli, qu’il déploie ses sortilèges, c’est-à-dire dans la représentation du ranch censé être hors du temps de Michael qui reste assez terne et prosaïque dans sa scénographie et son décorum (ainsi cette étroite colline de studio), comme si Minnelli n’avait pas encore la possibilité de réaliser pleinement ses propres aspirations de metteur en scène, à l’instar d’Ann, ou n’avait pas encore suffisamment ajusté son style à ses thèmes. Nous ne sommes pas encore dans Brigadoon (1954), Tous en Scène (1953), Les Ensorcelés (1952) ou Comme un Torrent (1958), et le style minnellien reste une promesse, que portent à l’état d’ébauche les belles scènes entre Ann et Michael, qui sont trop rares – on ne voit pas assez Mitchum. L’amour est le produit d’une formule chimique précise nous dit le film, à charge de la trouver ou d’en subir les effets ; le cinéma des grands metteurs en scène aussi, et Minnelli, suivant un processus d’identification à son personnage principal qui lui est propre, est ici encore en quête de la formule chimique de son cinéma qui le fera grand. Mais il est sur le point de la trouver.

Strum

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6 commentaires pour Lame de fond de Vincente Minnelli : autre monde et formule chimique

  1. Pascale dit :

    Pas vu mais tu me tentes (comme d’hab) malgré tes réserves.

    Et la Palme ?

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  2. ideyvonne dit :

    Un film très peu cité par les cinéphiles qui mérite tout de même d’y faire un petit détour.
    Katharine Hepburn est, comme à l’accoutumée, excellente et Robert Taylor bien loin de ses rôles habituels!

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