Les amoureux sont seuls au monde de Henri Decoin : c’était aujourd’hui

Les amoureux sont seuls au monde

Le prologue est étonnant : Gérard Favier (Louis Jouvet) fête l’anniversaire de son hyménée avec Sylvia (Renée Devillers) en rejouant la scène de leur première rencontre dans une auberge attenante au bois. Musicien célébré, il accepte ensuite de remplacer les musiciens absents d’une noce, fait don de la rémunération qu’il en a retiré à un vendeur de fers à cheval et retrouve avec sa femme, dans la forêt, le banc où ils se sont embrassés pour la première fois il y a vingt ans. On a l’impression de voir un couple heureux depuis toujours, puisant dans la répétition des premiers gestes de leur amour la sève qui le renouvellera, comme ces anciens hommes qui croyaient en un temps cyclique et confiaient à des rituels le soin de régénérer le monde. Du reste, Sylvia porte un prénom nervalien qui laisse espérer, au début, d’autres échappées hors du monde pendant le film.

On aurait aimé que Les Amoureux sont seuls au monde (1948) d’Henri Decoin poursuive sur cette lancée poétique, avec un Jouvet troquant sa réserve naturelle pour un laisser-aller insouciant qui est le propre de l’amour. Espoir déçu car le scénario d’Henri Jeanson en décide autrement en imaginant prosaïquement, par la suite, une histoire où Favier prend sous son aile une jolie apprentie pianiste (Dany Robin) dont la jeunesse triomphante menace la pérennité du couple idéal qu’il forme avec Sylvia. On a du mal à croire, cependant, que Favier se laisse troubler par sa jeune élève au point d’en oublier sa femme ; peut-être parce que Jouvet a trop bien joué les amoureux au début du film, et c’est un compliment que je lui fais ; plus sûrement parce que Jeanson ne parvient pas à représenter physiquement, par des gestes plutôt que par des mots, la possibilité d’une consommation de la relation entre le professeur et son élève (à moins que les moeurs pudiques de l’époque n’aient nécessité de laisser ces scènes hors champ). En outre, le scénariste s’éparpille un peu en essayant de donner corps à une série de personnages secondaires dont certains, comme le frère de la pianiste, n’intéressent guère. Tout cela se fait au détriment du beau personnage de Sylvia qui était traité avec équité lors du prologue, où elle avait une importance égale à celle de Gérard, mais qui devient ensuite un de ces personnages de femme ne vivant que pour et à travers son mari que l’on a beaucoup vu dans le cinéma français des décennies 1930-1940, peut-être trop.

Certes, la bifurcation opérée par le film vers le mélodrame réserve plusieurs scènes assez belles ; la moindre n’est pas l’émouvant épilogue qui retrouve in extremis le ton poétique inaugural. Mais elle met en péril l’unité de ton du film qui semble hésiter entre plusieurs voies possibles, entre film d’amour et drame, entre primauté du rêve et victoire amère de la réalité. C’est un film où les séquences dialoguées, prises individuellement, prennent le pas sur la vision d’ensemble même si Decoin tente de mettre de l’ordre, par sa mise en scène, dans l’esprit d’escalier de Jeanson. Une fin alternative existe qui témoigne de l’instabilité structurelle du film. Plus optimiste, mais aussi plus cohérente, elle fut utilisée pour la version d’exportation du film, deux versions co-existant par conséquent, un peu comme pour La Belle Equipe de Duvivier, sauf que s’agissant de ce dernier film, c’est la fin dite optimiste (la meilleure des deux) qui avait été d’abord retenue avant que ne soit fait le choix funeste de garder une fois pour toute la fin pessimiste.

Quoiqu’il en soit, la chute des Amoureux sont seuls au monde rend compte, fut-ce indirectement, de ce goût d’un certain cinéma français classique pour les histoires qui finissent mal, de cette croyance fausse selon laquelle un film aurait plus de valeur si on lui ôtait ses vertus d’optimisme, croyance qui fit réagir François Truffaut lorsqu’il s’en prit dans son fameux article de 1954 (« Une certain tendance du cinéma français ») à ces films qui faisaient de leurs personnages des « victimes ». Malgré ces réserves, le film reste à voir pour son charme épisodique mais profond par moment, pour ce prologue si affectueux, pour cet épilogue mélancolique, pour plusieurs scènes joliment dialoguées (« le cadre m’enlève tous mes moyens » – « et bien décadrez-vous ! » ; « aimer est un verbe irréfléchi » ; « c’était aujourd’hui », expression qui exprime l’espoir d’un amour imperméable au temps) et pour l’interprétation émouvante de Louis Jouvet et Renée Dervillers.  Ce ne sont pas là de minces arguments sans doute et d’autres que moi y ont vu des raisons de beaucoup aimer ce film.

Strum

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12 commentaires pour Les amoureux sont seuls au monde de Henri Decoin : c’était aujourd’hui

  1. Alex6 dit :

    Bonsoir Strum. Je partage votre avis sur le film et les (mauvais) choix du scénarios. Je ne savais pas qu’il y avait une autre fin. A part çà, tout le début, le prologue et la composition de Jouvet sont magnifiques.C’est un film à voir évidemment. Je revois tous les films de Henri Decoin dés que l’occasion se présente. C’est une metteur en scène trés intéressant. La vérité sur bébé Donge, revu récemment, m’a davantage plu que la première fois. Et je reviens sur ce Au Grand Balcon qui est formidable.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Alex. Tout à fait d’accord. Le prologue est très beau. Concernant Decoin, j’aime beaucoup les films qu’il a tournés avec Darrieux et notamment leurs films des années 1930. Battement de coeur, par exemple, que j’ai chroniqué, est formidable.

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  2. Pascale dit :

    Ton premier paragraphe m’a emportée.. j’étais déjà en train de chercher le DVD dans ma tête.
    Je trouve que Louis Jouvet joue admirablement les amoureux et j’aimerais le voir dans ce rôle. Ça doit être décevant en effet de le voir s’enticher dune jeunette.

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    • Strum dit :

      Jouvet a une réserve ou une pudeur naturelle qui peut passer pour de la raideur. Quand il montre que ce n’est qu’un moyen de défense comme ici et qu’il peut beaucoup aimer c’est très beau. Rien que pour lui le film reste à voir malgré ce scénario décevant de Jeanson.

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  3. J.R. dit :

    Salut,
    Je suis devenu un véritable admirateur de Louis Jouvet avec le temps, je pense qu’après Gabin, Raimu et Simon c’est mon acteur français préféré… je l’ai revu récemment dans La Charrette fantôme où il est parfait comme à son habitude. Mon errance intellectuelle m’a un jour amené à lire un livre sur la communication post-mortem, et un médium y racontait que lors d’une séance de table tournante il était entré en communication avec Louis Jouvet, qui disait être en enfer… 😁 Dieu sauve son âme!

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    • Strum dit :

      Hello JR, J’ai toujours aimé Jouvet, dès le premier film où je l’ai découvert enfant. Ce devait être Knock ou Drôle de drame. Grand acteur et homme estimable. Il a aussi beaucoup réfléchi à son métier. Son livre Le Comédien désincarné est remarquable. S’il est en enfer, peut-être est-ce parce que le diable est amateur de cinema.

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    • Jean-Sylvain Cabot dit :

      Bonjour, pour ma part c’est Gabin, Simon, Jouvet

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  4. J.R. dit :

    Et dans Hôtel du Nord il joue diablement bien! … même si c’est Arletty qui a ma réplique préférée : « Ils ont pris la Bastille et après… y a toujours des paniers à salades ».
    Cinéclassic diffuse Copie Conforme de Jean Dréville avec Jouvet, la semaine prochaine, une variante de Toute la ville en parle. Une découverte pour ma part.

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  5. eeguab dit :

    J’ai aimé Jouvet très vite. J’étais très très jeune et je découvrais sur l’unique chaîne de télé les classiques Drôle…, Les bas fonds, La kermesse…, Knock, Entrée…, La fin du jour, Hôtel…, Volpone. Une présence, une atmosphere, inoubliables. Et son apport au théâtre.

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  6. J.R dit :

    Je viens de voir le film : je n’ai pas les mêmes réserves (je n’avais pas relevé sur le coup l’ascendance nervalienne du prénom Sylvia : fusion de Sylvie et d’Aurelia, alors) mais j’en ai d’un autre ordre. Cependant j’ai trouvé le film charmant, sans mépris, ironie et cynisme, et ça fait du bien… je le dis avec mépris, ironie et cynisme, mais le même film aujourd’hui finirai en triolisme : )

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    • Strum dit :

      Oui, pour Sylvia, qui fusionne en effet Aurelia et la Sylvie des Filles du feu. Sans ironie, c’est sûr, mais la fin est quand même assez déprimante. Le triolisme, Lubitsch l’avait déjà fait alors. 🙂

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  7. J.R dit :

    Entre une femme mûre et une demoiselle… Lubitch n’avait pas osé.
    Je m’incline, le triolisme est la solution à condition qu’il n’y ai pas une quatrième personne qui s’imice, et dans ce film on sent aussi le personnage de Ludo très entreprenant, mais on ne sait avec quel partenaire… : )

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