Deux interrogations nourrissent les prémisses des Chasses du Comte Zaroff (1932) de Ernst Schoedsack et Irving Pichel. La première : l’extrême raffinement de la civilisation humaine peut-elle dans certaines circonstances produire une cruauté pire que celles promises par les lois de la nature ? La seconde : que ressentirait le chasseur s’il devenait à son tour proie, ne verrait-il pas alors la barbarie des procédés qu’il emploie ? Elles sont énoncées au début du film dans un esprit programmatique que n’aurait pas renié un Jules Verne, lui-même familier des récits d’aventure exotiques au bout du monde. Soit un groupe d’aventuriers dont le bateau s’échoue sur des récifs. Seul survit au naufrage un chasseur renommé, Robert Rainsford (Joel McCrea), qui est recueilli sur une île par le comte Zaroff, exilé au trouble passé dont le mystère est accentué par ses origines russes conformément à l’imaginaire et à l’orientalisme des récits d’aventure de Verne – Zaroff est néanmoins un personnage bien moins intéressant que le capitaine Nemo sur son « île mystérieuse ». Bien vite, la question initialement posée cesse d’être rhétorique : le Comte Zaroff, qui a fui lui-même la révolution d’octobre 1917, est devenu un adepte des chasses à l’homme et Rainsford se retrouve contraint pour lui complaire de tenir le rôle de gibier aux côtés de la belle Eve (Fay Wray et ses yeux apeurés). Détournement du motto biblique : les chasseurs seront les chassés.
On considère généralement Les Chasses du Comte Zaroff comme une des matrices du récit d’aventure hollywoodien. Le film doit aussi sa notoriété au fait d’avoir été tourné presqu’en même temps que King Kong (1933), avec les mêmes équipes techniques, dans les mêmes décors (on en reconnait plusieurs, notamment ce pont où Kong affrontera un T-Rex) et la même actrice (Fay Wray). Curieuse rencontre que celle de ces deux films, dont l’un raconte la découverte au cœur de la nature d’une effrayante force élémentaire que l’homme ne parvient pas à maitriser (le gorille géant Kong), tandis que l’autre prétend trouver l’horreur à l’extrême pointe de la civilisation humaine. Crédos contradictoires, chacun incarné par une force antagoniste, l’une primitive et inhumaine, l’autre raffiné et humaine. A ce jeu, King Kong s’avère beaucoup plus impressionnant que son (faux) double cinématographique. Les décors y sont utilisés comme une extension de la persona de Kong, comme lieu recelant une force naturelle que la civilisation ne peut contrôler, même celle du spectacle hollywoodien prétendant agréger à lui tous les avatars de la nature. A l’inverse, ils n’ont qu’une fonction illustrative dans les Chasses du Comte Zaroff malgré les nuées de brouillard les environnant, simple cadre de la chasse à l’homme voulue par Zaroff, lequel est censé représenter pour ce qui le concerne la part obscure et insondable de la civilisation. Mais la dimension possiblement allégorique du personnage échoue à dépasser l’horizon de la caractérisation des méchants dans les séries B, les roulements d’yeux du comédien Leslie Banks, son imitation de l’accent russe et sa barbiche composant une silhouette d’allure vaguement satanique en surface mais ne possédant pas le pouvoir de terreur de Kong alors même que le film entend suggérer que l’homme peut être plus cruel, plus terrible encore que la nature. En ce sens, le film reste à l’orée d’une atmosphère fantastique sans y pénétrer vraiment. Difficile de rivaliser, il est vrai, avec la prodigieuse « bête dans la jungle » créée par Willis O’Brien qui semble échappée d’un cauchemar ou de je ne sais quel inconscient collectif occidental. Mais tel qu’écrit, Zaroff est à peine digne d’être un personnage de Jules Verne, sans même exiger qu’il soit dans la veine des personnages que Conrad a imaginé siégant « au coeur des ténèbres ».
Cependant, la dimension des Chasses du Comte Zaroff relevant du récit d’aventure demeure réussie, Joel McCrea incarnant avec panache, comme à son habitude, un héros sans peur et sans reproche (à défaut de faire voir la prise de conscience de son personnage quant à la cruauté du principe de la chasse faute d’un intérêt véritable du scénario pour le sujet), et les tribulations de la chasse à l’homme se déroulant sans temps mort au sein d’une structure narrative efficace (prologue, mise en place, découverte du secret du méchant, mise à l’épreuve avec son lot de péripéties) qui sera éprouvée dans maints films d’aventures par la suite. Suffisant pour assurer la notoriété du film et en faire un classique, qu’il est préférable me semble-t-il de voir pour la première fois enfant ou adolescent, insuffisant à mes yeux pour le ranger parmi les grands films d’aventure hollywoodiens. Quant à la réutilisation du même décor dans plusieurs films, elle continuera à faire florès dans l’industrie cinématographique, américaine ou autre, à chaque fois avec des résultats différents.
Strum
encore une belle analyse mais King Kong semble un cauchemar (et non chauchemar) 🙂
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En effet, c’est corrigé, merci !
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A cette prose chasseur est bon. 😉
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Un chasseur peut chasser sans son chien, mais pas un cinéphile sans son film. 🙂
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J’ai le DVD. Il faudra que je me plonge dans ces décors.
Il est vrai que l’apparence du Comte m’a toujours fait reculer. Il semble bien ridicule.
Le couple est bien mimi.
ces deux film,
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Le comte en fait des tonnes mais c’est surtout qu’on ne sait pas grand-chose de lui. Merci pour la relecture.
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