Cure de Kiyoshi Kurosawa : l’homme sans mémoire

Dans Docteur Mabuse, Le Joueur et Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang, la télépathie et l’hypnose étaient les modes privilégiés par lesquels Mabuse entendait transmettre l’esprit du mal à ses contemporains, et par extension à la société allemande elle-même. Dans Cure (1997), remarquable film fantastique de Kiyoshi Kurosawa, on trouve également un tueur qui utilise l’hypnose pour communiquer à ses interlocuteurs le désir de tuer. Mais il le fait en vertu de présupposés encore plus effrayants peut-être que ceux de Mabuse.

Cure met au prise l’inspecteur Takabe (excellent Kōji Yakusho) avec un étudiant en psychologie dénommé Mamiya (Masato Hagiwara), spécialiste de l’hypnose. Pour une mystérieuse raison, quiconque devise avec Mamiya devient ensuite un assassin opérant en incisant la carotide de sa victime d’une marque en forme de croix. Toute l’intrigue se déroule dans le Tokyo des années 1990, que Kurosawa filme comme un assemblage de pièces rectangulaires où les personnages apparaissent environnés d’ombre et de vide, lesquels semble être de même nature. Les personnages sont souvent placés à une certaine distance du spectateur par le jeu de plans fixes moyens ou d’ensemble qui les montrent au milieu d’une pièce, intégrés dans un décor froid, sans interagir entre eux. C’est comme si chaque personnages était seul au milieu de la ville, au milieu de sa vie, cerné de vide et d’ombre, et l’ombre ici n’est pas celle dont Tanizaki avait fait l’éloge dans son célèbre opuscule sur l’architecture japonaise où il vantait les éclairages d’antan qui laissaient les recoins dans l’ombre, ce qui était propice à la rêverie et à l’imagination. L’ombre chez Kiyoshi Kurosawa est une autre manière de désigner le vide des sentiments qui nourrit le crime et il fait preuve d’une très grande dextérité dans son usage de l’ombre à l’intérieur des pièces du film. Sa maitrise du son est tout aussi manifeste et l’on entend parfois dans ce film un bruit de fond qui donne l’impression que la société japonaise est prise toute entière dans les souffleries de quelque climatiseur géant.

Mamiya évoque lui-même ce vide urbain que fait voir la mise en scène de Kurosawa : « je suis plein de vide », dit-il comme s’il était le symptome d’une société vide de sens, vide de compassion. L’autre particularité de Mamiya, et elle est peut-être plus importante encore, c’est d’être un homme sans mémoire. Il est totalement privé de mémoire immédiate, oubliant au fur et à mesure ce qu’il fait. Or, un homme sans mémoire, c’est un homme sans conscience, car la mémoire est ce qui contient les affects et les images, ce qui nous relie aux autres. La mémoire fait l’homme ; il est matière et mémoire, comme disait Bergson. Cette absence de mémoire s’accompagne chez Mamiya d’une intuition de caractère fantastique : il peut lire dans les pensées des autres où il va retrouver, lui l’homme sans mémoire, ce que la mémoire individuelle a conservé de plus humiliant, de plus propice à servir de mobile à un meurtre. Il va déceler chez une femme médecin par exemple les souvenirs des humiliations qu’elle a subies pendant ses études parce qu’elle était femme au sein d’une société japonaise machiste réprouvant la présence de femmes dans certains corps de métier.

En d’autres termes, la raison pour laquelle Mamiya est un tueur peut-être encore plus effrayant que Mabuse, c’est qu’il ne transmet pas lui-même l’esprit du mal (bien qu’il figure une tradition relative aux pouvoirs hypnotique remontant à Mesmer), il présuppose qu’il va le trouver en germe chez ses victimes en exploitant leurs souvenirs par l’hypnose. C’est comme si chaque personne possédait en lui cette capacité au mal, qui serait nourrie par le vide et les humiliations, produits de l’architecture, de la société et de l’Histoire japonaises. Selon la logique perverse de Mamiya qui finit par fasciner Takabe, car lui-même est écartelé entre son métier d’inspecteur et son obligation en tant que mari de s’occuper d’une femme malade, c’est en embrassant ce mal que l’assassin trouvera sa véritable personnalité et sera guéri (« cured ») de lui-même, en oubliant toute autre considération notamment morale (il y a dans cette idée de la consolation de l’oubli quelque chose qui rattache la philosophie du tueur au bouddhisme en pervertissant sa logique même). Un film impressionnant, un grand film dans son genre même, aussi méthodique et précis dans sa réalisation, que cohérent dans sa conception et son déroulement, le meilleur qu’il m’ait été donné de voir de Kiyoshi Kurosawa à ce jour.

Strum

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14 commentaires pour Cure de Kiyoshi Kurosawa : l’homme sans mémoire

  1. Martin dit :

    Hello Strum. J’ai découvert le cinéma de Kiyoshi Kurosawa par le biais de ce film… et je t’avoue que, manque de références oblige, ça n’a pas été une expérience très facile. Depuis, j’ai vu d’autres films du réalisateur et c’est un peu plus simple de le « saisir ». Si toutefois c’est possible.
    J’ai vu « Cure » deux fois, en réalité, et d’en avoir parlé à d’autres m’a aidé à l’apprécier. Je ne fais pas de ce genre de films un incontournable, parce que c’est un peu trop noir à mon goût pour que je parle de chef d’oeuvre. Cela dit, c’est vrai que c’est un grand film.
    D’aucuns suggèrent que, ces derniers temps, le cinéaste tourne un peu en rond. Je n’ai pas vu ces derniers films et reste parmi les défenseurs du dernier que j’ai vu en salles, « Vers l’autre rive », film je crois mal aimé. L’as-tu vu ?

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    • Strum dit :

      Hello Martin, effectivement, ce n’est peut-être pas un film facile si on découvre le cinéaste par son entremise. Mais c’est un film où le discours du réalisateur passe par la mise en scène (utilisée comme langage) et c’est ce que j’aime au cinéma. Je n’ai pas vu Vers l’autre rive (j’aimerais bien) mais son dernier film, Avant que nous disparaissions, a été encore plus mal reçu

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  2. Martin dit :

    Euh… un truc bizarre, Strum ! C’est moi qui ai laissé le message d’Array.
    En plus, le lien de la signature est le bon, mais sous mon message, je vois un lien vers un site (polldaddy) que je n’ai pas mentionné…

    J’espère que tu n’es pas piraté. Méfiance !

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  3. 100tinelle dit :

    Bonsoir Strum,

    Ce film me tente bien, je l’avais noté puis je l’avais oublié. Je vais essayer de le retenir maintenant. J’ai vu « Avant que nous disparaissions » au cinéma, et j’en suis ressortie très mitigée. Un film plein de bonnes intentions, qui demande à gratter un peu pour en retirer tout ce qu’il est susceptible de nous livrer mais j’ai trouvé la mise en scène très laborieuse. Je m’y suis beaucoup ennuyée en tout cas. Et c’est la première fois que ça m’arrive avec ce réalisateur. Ceci dit, je n’ai absolument aucune idée si tu l’apprécieras ou pas. Je crois qu’il faut bien choisir son moment pour le voir.

    Quant à « Vers l’autre rive », mentionné par Martin, je l’ai beaucoup aimé. J’en ai parlé succinctement ici : http://livresque-sentinelle.blogspot.com/2016/05/seances-de-rattrapage-dvd-kiyoshi.html

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle. Je te conseille le film. Il y a une cohérence à la fois formelle et thématique qui m’a bien plu et qui devrait te plaire aussi. Oui, je me souviens de ton article sur Vers l’autre rive qui m’avait donné envie de voir le film.

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  4. Charlotte Mondelle dit :

    Je suis ravie de tomber sur ton article, car j’aime beaucoup les films japonais. Par contre, je dois t’avouer que je ne connaissais pas « Cure » de Kiyoshi Kurosawa. Je le regarderai peut-être ce week-end.

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  5. Charlotte Mondelle dit :

    D’accord. Je te remercie chaleureusement. Je regarderai tes anciens articles 😀

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  9. Valfabert dit :

    L’éloge brillant que tu fais du film est justifié. Les plans d’ensemble, dont tu signales l’importance, sont réalisés avec beaucoup de talent et ceci contribue à la tonalité générale. Je trouve que c’est un film inclassable. Par certains côtés, il tient du polar existentiel, Mamiya demandant à chacun de ses interlocuteurs « qui êtes-vous ? » au point d’inverser les rôles face aux policiers. Il tient aussi du film d’épouvante, tout en misant sur la sobriété. Une terreur sourde imprègne le récit et s’intensifie plus, à mon sens, au détour d’ellipses conjuguées avec des scènes de la vie ordinaire que lors des rares plans d’horreur. Le remède (« cure »), auquel fait allusion le message de l’appareil découvert par l’inspecteur Takabe, correspond, me semble-t-il, au fait de remédier aux maux du monde par l’assassinat. On sait que le collègue psy de Takabe suggère, dans une conversation antérieure, la possibilité d’un lien entre Mamiya et d’anciennes sectes occultistes. Ce remède criminel en toile de fond, la scène paisible où Takabe retrouve l’appétit dans un restaurant a quelque chose de terrifiant en ceci qu’elle fait comprendre l’acte que lui-même vient de commettre. La structure de l’intrigue est peut-être inspirée de « Hidden » (Grand prix du festival d’Avoriaz 1988) de Jack Sholder, mais le film de Kiyoshi Kurosawa est supérieur à ce dernier par son scénario, sa richesse thématique et sa mise en scène.

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    • Strum dit :

      Merci pour ton commentaire. Oui, c’est un film impressionnnant, à la fois par son atmosphère, ses images, et sa structure narrative qui prend le spectateur au dépourvu et possède au détour des rebondissements de l’intrigue de très grands pouvoir d’évocation. Un film qui a un côté Mabuse et il en est peu comme cela.

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