Lorsque défile le générique de Nobody knows (2004), on acquiert la conviction que l’on vient de voir l’oeuvre maîtresse de Hirokazu Kore-eda. Le thème central de son oeuvre (les fautes de parents défaillants retombant sur les enfants) y trouve son expression la plus achevée. C’est avec une extrême délicatesse qu’il filme cette histoire de quatre enfants abandonnés par leurs parents, comme s’il les observait dans un coin du cadre en retenant son souffle. Le sujet du film est annoncé dans la séquence inaugurale par un dialogue et une image. Le dialogue : les voisins déclarant qu’ils n’aiment pas les enfants en bas âge car ils sont bruyants. L’image : la mère faisant sortir ses enfants Kyoko, Shiguri et Yuki des valises dans lesquelles ils étaient dissimulés. C’est comme si personne ne voulait, ne tolérait même, ces enfants quand ils ne sont pas uniques, comme s’ils étaient les voyageurs clandestins de la société japonaise. Le taux de natalité japonais est l’un des plus bas au monde et le pays traverse une crise démographique sans précédent, perdant chaque année des habitants en raison d’un accroissement naturel négatif que ne compense pas un solde migratoire déficitaire. A cette aune, selon de récentes projections, la population japonaise baissera par millions dans les années qui viennent. Cette observation n’est pas fortuite. En s’inspirant de la véritable histoire de quatre enfants laissés à l’abandon pendant neuf mois dans un petit appartement de Tokyo sans que personne ne s’en préoccupe, Kore-eda interroge du regard la société japonaise dans son rapport aux enfants, son incapacité à répondre à ses besoins sociaux, et invite son spectateur à faire de même. Sans doute les voisins se sont-ils défendus en disant qu’ils « ne savaient pas ». Non, ce n’est pas moi. Nobody knows.
Les quatre enfants du film ne sont pas seulement des enfants clandestins, sommés par leur mère de ne pas sortir de chez eux, oubliés par leurs pères irresponsables (car ils sont de lits différents), ils sont comme invisibles. Personne ne les voit errer dans la rue, personne ne s’en offusque, personne ne leur vient en aide si ce n’est, occasionnellement, un employé de supermarché ou une collégienne perdue elle aussi. Or, c’est une réponse collective qu’il faudrait car ils sont aussi les enfants de l’interminable crise économique japonaise. Au début du film, un semblant d’ordre règne dans l’appartement car la mère qui a confié à son ainé Akira la tâche de s’occuper des autres enfants, revient de temps à autre. Puis, elle disparaît, déterminée à vivre sans ses enfants en les laissant derrière elle comme on oublie un bagage. « J’ai le droit d’être heureuse » gémit cette écervelée en partant, argument aussi lâche que spécieux, même si ses difficultés matérielles comme celles des différents pères sont réelles. Les enfants n’auraient-ils en retour aucun droit ? Seraient-ils donc des bêtes qui une fois mises au monde devraient survivre seules, images vivantes des fautes de parents devenus aveugles ? Le dérisoire pécule que laisse la mère à Akira ne suffira pas à subvenir aux besoins des enfants.
Neuf mois, c’est aussi le temps de tournage du film. Le temps pour Kore-eda d’apprivoiser ses enfants acteurs, de tirer d’eux des moments d’un merveilleux naturel, de filmer l’effet du temps qui passe sur eux. Car le cinéaste n’a recours à aucune incrustation, aucune horloge, pour marquer l’écoulement du temps et une fois la mère partie, la narration ne comporte nulle césure, coulant aussi doucement qu’inexorablement. C’est par de petits détails que l’on s’aperçoit de l’abandon progressif dans lequel sont laissés les enfants : une lettre annonçant une coupure d’électricité faute de paiement, les bains pris au parc à défaut d’eau courante, les cheveux qui poussent, les vêtements qui se tâchent ou se déchirent, le délitement général de l’appartement. Le format intime choisi par Kore-eda (un 1,66:1 au lieu du 1,85:1 standard) lui permet de concentrer son attention sur les gestes des enfants, de cadrer fréquemment en gros plans leurs pieds et leurs mains, ces membres ronds et toujours en mouvement, à la fois maladroits et habiles, qui disent plus qu’aucun autre l’appartenance à l’enfance. Il filme la vie des enfants à l’écart d’un monde indifférent avec un regard de documentariste. Ces enfants que les voisins ne veulent pas voir, lui les regarde en posant sa caméra à terre. Il les regarde de près car lui les croit importants, ces enfants courageux qui trouvent même la force de sourire dans leur malheur.
En édulcorant quelque peu le fait divers d’origine, Kore-eda nous préserve du sordide. Toutefois, survient dans le récit le moment où l’un des enfants, après avoir été clandestin, après avoir été invisible, devient fantôme. On ne voit pas l’accident qui a lieu hors champ, tout comme les enfants se sont trouvés hors du champ de la société japonaise, descendant toujours plus profondément dans les entrailles de la terre des hommes, empruntant ce grand escalier dans la rue, sorte de toboggan social à une voix, que l’on retrouve dans plusieurs plans du film pour un voyage sans retour. Du reste, ce retour, qui s’en préoccupe ? Car souvenons-nous : Nobody knows. Un film bouleversant dont les jeunes interprètes sont exceptionnels.
Strum
« Lorsque défile le générique de Nobody knows (2004), on acquiert la conviction que l’on vient de voir l’oeuvre maîtresse de Hirokazu Kore-eda. » Pas mieux, je m’inscris pleinement dans le « on » que tu utilises. Ayant à peu près tout vu de Kore-eda, avec lassitude ces derniers temps (jusqu’au renouveau proposé dans son The third murder actuellement à l’affiche), Nobody knows reste solidement installé sur la plus haute marche de mon podium Kore-eda.
Une direction de jeunes acteurs parfaite, un filmage à hauteur de gamins et un film crève-cœur qui laisse sans voix. Magistral. Et ce n’est qu’après avoir vu Nobody knows qu’on est (peut-être) autorisé à contredire son titre.
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Pareil, Nobody knows est maintenant mon nouveau film préféré de Kore-eda (auparavant, c’était Still Walking). Vraiment très beau et émouvant.
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Oui de loin le meilleur Kore-eda. Très heureuse de lire votre restitution si émouvante.
Ce film de 9 mois, exactement comme la durée de gestation d’un enfant !
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Merci Carole. En effet, 9 mois aussi comme la durée du fait divers.
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J’ai découvert Kore-eda avec Nobody knows …
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Je les ai presque tous vus et je finis (pour l’instant) par Nobody knows.
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Ce film plaque le spectateur au sol.
Honte pour ses adultes… et l’envie de traverser l’écran pour aider les enfants, les bercer, les consoler.
Il y a des films INOUBLIABLES. Je me souviens d’un appui de fenêtre… c’est bien là que…
et du dernier départ de la mère, gamine inconséquente. Je ne me suis jamais sentie capable de revoir ce film. Comme si je devenais voyeuse ou complice. KoreEda est très fort même si c’est évident qu’il ne cherche pas à culpabiliser le spectateur.
Les autres films impossibles à revoir sont Le cahier (Les Buddhas s’écroulent de honte) et Nana.
Ce qu’on fait subire aux enfants…
J’insiste lourdement sans doute auprès de tous ceux qui aiment tant Kore Eda… mais as tu vu Air Doll ? Rien à voir avec celui-ci ni le reste de sa filmo mais un film qui met KO également. Bouleversant aussi.
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Je me souviendrai pour ma part d’un plan de tabouret qui vacille … En effet, ce n’est pas un film que l’on doit avoir envie de revoir car la première impression est si claire et si forte qu’elle suffit. Je les ai presque tous vus, mais pas Air Doll. J’y penserai, merci.
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Une très belle chronique pour un film digne. Mon premier Kore-eda et sans doute encore mon préféré. Même si je ne l’ai pas encore revu entièrement. C’est la scène du retour qui me hante, moi, et cette musique qui m’a tiré des larmes. Cette douceur du hors-champ…
Ce que tu dis de l’attitude des adultes est juste, mais j’ai trouvé (et apprécié) que Kore-eda ne s’y arrête guère. Les enfants sont son sujet et il ne les lâche pas. Nous non plus. Et c’est précisément ce que je trouve beau, tous ces plans courts sur les objets du quotidien dont tu as si justement parlé.
Merci pour cette chronique, Strum. Elle me donne envie de revoir le film.
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Merci Martin, le fait que tu aies envie de revoir le film est le plus grand compliment que tu puisses me faire. Oui, les enfant sont son sujet principal et c’est ça qui est beau.
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J’aime beaucoup les films de Kore-Eda et celui-ci est certainement un de mes préférés. Tu l’as d’ailleurs bien analysé.
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Merci Tina. C’est maintenant mon préféré. Suit ensuite Still Walking. Les autres sont un peu plus loin derrière.
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