The Third Murder (2018) s’inscrit dans la lignée thématique des précédents films d’Hirokazu Kore-eda préoccupés des pères indignes ou défaillants. Il y a plusieurs manières de raconter le film, mais on pourrait le résumer ainsi : C’est l’histoire de trois pères. Shigemori (Masaharu Fukuyama), avocat pénaliste, travaille tant qu’il ne voit plus sa fille ; Misumi (Kōji Yakusho, impressionnant), condamné autrefois à trente ans de réclusion pour un double homicide, est le père d’une jeune fille qu’il n’a pas vue depuis des années ; le dernier, un chef d’entreprise véreux, abuse de sa fille Sakie (Suzu Hirose). Le troisième meurtre dont parle le titre est celui commis par Misumi ; s’érigeant juge, il tue le père de Sakie pour la venger, assassinat qui ouvre le film.
Avant de parvenir à de telles conclusions, il faut toutefois patiemment démêler l’écheveau mis en place par Kore-eda à partir de la question suivante, point d’articulation apparent de la narration : pour quels motifs Misumi a-t-il commis ce troisième meurtre ? Or, la véritable question que pose le film est autre, c’est celle qui ronge Kore-eda depuis tant d’années : pourquoi faut-il que les fautes des parents retombent sur leurs enfants ? Le recours à une intrigue criminelle ne lui permet pas plus que ses films précédents de répondre à cette question, mais il y trouve un cadre formel qui lui fait écho. Tout le long du récit, Shigemori rend visite à Misumi en prison. Ils s’entretiennent dans un parloir où, à l’instar de Kurosawa à la fin de Entre le ciel et l’enfer (1963), Kore-eda utilise la vitre les séparant pour figurer par les reflets de leur visage la nature des liens les unissant. Au début, leurs reflets sont en vis-à-vis et leurs relations sont celles d’antagonistes, Misumi ne cessant de changer de version et répondant allusivement aux questions de son avocat, comme s’il se désintéressait de son sort. Ce n’est que lorsqu’il apprend que Shigemori est comme lui père d’une fille qu’un lien de compréhension se noue entre eux. Kore-eda reconfigure alors sa manière de les filmer au parloir, d’abord en effaçant littéralement la vitre les séparant grâce à une prise de vue latérale, ensuite en superposant par un jeu de reflets leurs deux visages, comme s’ils étaient les mêmes : deux pères impuissants à répondre aux attentes de leur enfant. L’effet produit est douteux sur un plan esthétique mais louable sur le plan de la cohérence formelle. Même si ces jeux de reflet sont assez nouveaux chez Kore-eda, on reconnaît bien ici la méthode du cinéaste, ce goût de la précision qui alourdit parfois son style, cette façon de compenser l’impossible captation de la vérité par la clarté de ses images. D’une certaine façon, les films de Kore-eda sont toujours des enquêtes, d’habitude sur une famille, ici sur un meurtre.
En se rapprochant des pensées de Misumi, Shigemori ne prend pas seulement conscience de ses propres déficiences de père, il en vient aussi à éprouver de nouveau la différence entre la vérité judiciaire et la vérité des faits. La première n’est que la résultante de la conjonction des différents éléments de procédure du procès, et pour Shigemori c’est exclusivement sa stratégie de défense qui doit la déterminer ; mais elle ne permet jamais de reconstituer avec exactitude le déroulement de faits qui restent insaisissables, qu’ils concernent un crime ou un secret de famille. Comment savoir « alors que l’on ne connaît même pas les membres de sa propre famille », comme l’affirme un quatrième père, celui de Shigemori venu lui rendre visite ? C’est la raison pour laquelle Shigemori ne peut qu’essayer de deviner ce qui est advenu sans en avoir la certitude. C’est également le sens du retournement de situation qui intervient lors du procès (expédié par un tribunal moins désireux de connaitre la vérité que de faire « l’économie » d’une nouvelle procédure) : Sakie est empêchée de révéler publiquement son secret par la faute de Misumi, alors même que cette révélation l’aurait peut-être aidée à surmonter, fut-ce partiellement, son traumatisme, comme si les trois pères s’étaient inconsciemment ligués par-delà la mort pour enterrer ces secrets de famille qui sont toujours l’angle mort des films de Kore-eda, ombre du passé hantant le présent. Seul sait celui qui est dépositaire du secret. Ici, il s’agit de Misumi à qui Sakie s’était confiée. Et c’est pourquoi Misumi est le seul véritable juge de cette histoire, à la fois juge et bourreau, pour le père de Sakie comme pour lui-même car il estime qu’il a fait suffisamment de mal dans sa vie. Belle interprétation des trois acteurs principaux. En somme, bien qu’une partie de la critique fasse la fine bouche, voici un bon cru de Kore-eda.
Strum
PS : Mes yeux, mes neurones et mes oreilles ont également eu à subir Avengers Infinity War ce week-end. Voici ma critique : boum, boum, haha, et re-boum, soit deux, trois rires (car il y a deux, trois reparties bien senties) noyés au milieu d’une déplaisante et très sérieuse esthétique de destruction qui parvient à déréaliser un génocide universel à force de surenchère technologique, sans compter l’idée inepte de donner le premier rôle au méchant et d’en faire un être mélancolique. Je n’aime guère cette fascination pour l’idée d’apocalypse.
J’ai eu envie de le voir celui-là et je n’ai malheureusement pas pu… Je parle bien entendu du film de Kore-eda.
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J’ai hésité à le voir et je ne regrette pas de l’avoir vu – et nous parlons bien du même film. 🙂
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🙂
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Pas encore vu ce film qui m’intéresse pourtant beaucoup plus que celui que l’on m’a tout comme toi infligé ce week end 😉 Peut-on imaginer une relation quelconque, un hommage, concernant le patronyme du personnage principal et le fameux réalisateur japonnais de chanbara Kenji Misumi ?
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Ah, moi au moins, j’ai eu la chance de voir les deux, pas en même compagnie il faut dire. Je serais étonné qu’il y ait une relation entre les deux Misumi. Tu me diras ce que tu penses du film une fois que tu l’auras vu.
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ah ça me fait penser que l’autre jour j’ai vu un film où le personnage s’appelait Dupont et je me demandais si c’était un hommage au cineaste Dupont !
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j’irai le voir le week end prochain..Merci Strum.
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De rien Jean-Sylvain. Vous me direz ce que vous en avez pensé.
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D’habitude j’aime beaucoup Kore-eda mais n’ai pas tellement envie de voir ce film-ci, les histoires de meurtres ne me passionnent pas trop …
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Je comprends, même si le meurtre n’est qu’un prétexte, si j’ose dire, pour explorer ses thèmes habituels.
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Merci pour l’explication sur le titre. J’étais persuadée que Misumi n’avait perpétré qu’un crime trente ans auparavant.
Je me suis vraiment attachée aux 3 personnages centraux : Misumi, Sakié et l’avocat et ne voulais pas voir condamner Misumi … J’ai donc moi même fait du déni sur certains éléments du film. Mais oui, les rapports familiaux sont vraiment bouleversants dans ce film. Et votre version du film fait malheureusement sens. J’auraIs tellement voulu sauver Misumi.
Dans Nobody knows, ces liens parents – enfants, l’inconscience, l’horreur sont à leur paroxysme. Le film est vraiment très très dur (bien plus que the third murder).
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De rien. Oui, ce sont trois beaux personnages. C’est vrai que l’on ne veut pas voir condamner Misumi mais lui-même estime qu’il a fait son temps car cet homme qui s’est érigé juge est aussi un assassin qui a beaucoup à se faire pardonner pour son propre passé. Je verrai bientôt Nobody knows. 🙂
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Bonjour Strum, à part le fait que j’ai trouvé le rythme du film très lent, j’ai énormément aimé The third murder pour ce qu’il raconte et parce qu’à la fin, on reste avec plein d’interrogations. Rien n’est résolu. Bonne après-midi.
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Bonjour dasola, on reste avec quelques interrogations et on est tenu de faire des hypothèses mais j’ai eu pour ma part l’impression que l’essentiel était finalement résolu. J’ai bien aimé aussi même si Kore-eda prend en effet son temps. Bonne journée également.
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De prime abord, voir Kore-eda, alors habitué aux enquêtes intimes et généalogiques en milieu domestique, s’engager dans la réalisation d’un film de prétoire est assez curieux. On le soupçonnerai presque d’avoir vendu sciemment son âme à un genre plus populaire. Mais à te lire, il semble finalement avoir parfaitement digéré les codes du genre pour que celles-ci répondent à ses obsessions. Une démarche auteuriste qui suscite davantage encore la curiosité.
Sinon, très agréable critique – comme d’hab. 🙂
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Merci Miami. 🙂 Oui, on reconnait bien ses thèmes, même s’il essaie de nouvelles choses sur un plan formel. Tout n’est pas réussi mais c’est bien.
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Si je comprends bien, des réserves sur la forme et le style, mais un accessit pour l’intention. Je suis plus généreux, saluant la témérité d’un réalisateur qui s’autorise un écart de genre, mettant (un peu) en sourdine son penchant naturaliste. Il n’en perd nullement sa force de propos, et conserve intacte sa qualité de mise en scène. Kore-eda porte un nom qui compte désormais parmi les grands cinéaste de son temps, et ce film, comme d’autres que j’ai pu voir de lui, le confirme.
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Oui, j’ai bien aimé le film, mais sur un plan formel, c’est moins élégant et moins achevé que Nobody Knows et Still walking par exemple.
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Moins élégant, peut-être, mais c’est le ton même du sujet qui l’exige me semble-t-il. Moins achevé, je ne suis pas de cet avis, tant la précision de la mise en scène de Kore-eda m’est apparue redoutable.
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Il y a des films policiers très élégamment mis en scène avec des sujets durs notamment ceux de Kurosawa (j’en cite un dans l’article où Kurosawa utilise aussi un jeu de reflet pour illustrer la thématique de son film).
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Oui bien sûr, « entre le ciel et l’enfer », il fait d’ailleurs partie des films que j’ai en souffrance depuis bien longtemps. cette anecdote va m’inciter à en hâter le visionnage. Toutefois, je pense que le film de Kurosawa s’inscrit dans une veine de Film Noir très en vogue à l’époque, à l’esthétique très caractéristique. Kore-eda s’inscrit dans une démarche plus actuelle de désaturation des couleurs, pas forcément très séduisante mais parfaitement adaptée à son sujet.
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L’esthétique des films noirs de Kurosawa est pour le coup très personnelle et surtout caractéristique de sa manière. Mais il est vrai que la différence d’époque joue et que l’esthétique actuelle est plus naturaliste que du temps de Kurosawa nonobstant mes réserves sur certains choix de plans de Kore-eda dans ce film.
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Ping : Une Affaire de famille d’Hirokazu Kore-eda : familles, je vous fais | Newstrum – Notes sur le cinéma
J’ai vu ce film dimanche dernier dans le cadre d’un cycle Kore-Eda. On y trouve d’une part une (petite) couche de ce qui fait la grandeur du cinéma du réalisateur : une très belle cinématographie (plans, cadrages, lumière) et le thème de la famille (que tu cite mais qui n’est ici qu’accessoire à mon avis).
D’autre part, la-dessus, le film superpose des éléments nouveaux chez Kore-Eda : une histoire policière pas trop mal faite malgré quelques maladresses et une réflexion sur la justice (où est la vérité, est-ce que l’avocat doit défendre son client coûte que coû au besoin en tordant les faits) elle aussi assez intéressante.
Comment les deux s’emboîtent l’un dans l’autre ? Eh bien pas mal à mon avis mais pas non plus de manière trascendante. C’est un film très beau, plutôt prenant mais nous ne sommes pas dans le sublime comme chez d’autres films du maître (Nobody knows, Still walking ou Maborosi)
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En effet, l’histoire est assez belle mais du point de vue la mise en scène je préfère moi aussi d’assez loin Still Walking et Nobody knows.
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Très intéressante chronique, qui souligne l’importance du lien familial dans ce drame judiciaire et qui rend bien compte, notamment, de l’évolution des cadrages effectués, au cours du récit, à partir de la vitre du parloir, lieu central du film.
Je suis d’accord pour dire que la mise en scène de « Nobody Knows » et de « Still Walking » était supérieure, plus contemplative, et que ce film possède néanmoins de grandes qualités. Un détail : avec le format large, les trains, qu’affectionne le cinéaste, tracent d’autant plus leur impeccable parallèle dans le cadre, exprimant peut-être le temps qui chemine à l’arrière-plan des passions.
Kore-eda s’intéresse, entre autres thèmes, à la différence entre vérité judiciaire et vérité authentique, comme le faisait Clouzot dans « La vérité « . Mais son propos va plus loin que celui de ce dernier, puisque l’accusé, ici, doué pour faire naître l’empathie, influence son avocat qui finit par accorder du prix au vrai. Ce faisant, l’accusé manipule son avocat pour parvenir à son but : semer la confusion dans la stratégie de sa défense pour que le juge le condamne à mort. A mon sens, c’est l’histoire d’un suicide par tribunal interposé. Le « troisième meurtre » de Misumi, lequel aurait voulu n’avoir jamais existé et passe du tourment à la sérénité sitôt la sentence prononcée, est un meurtre à l’égard de lui-même.
Le propos de Kore-eda, qu’on le partage ou non, ne manque pas d’audace. En effet, le réalisateur met sur le même plan, me semble-t-il, assassinat, condamnation à mort et suicide, considérant ces différents actes comme autant de manières abusives de disposer d’une vie.
L’acteur Kôji Yakusho donne beaucoup d’intensité au personnage de l’accusé, chez qui voisinent le désir de néant, la rouerie et l’émotion sincère.
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Merci. Oui, Koji Yakusho est formidable. Ton analyse est intéressante, et c’est vrai qu’au fond ce troisième meurtre c’est un peu le sien. Je garde un bon souvenir de ce film audacieux dans l’oeuvre de Kore-eda.
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