Dans Under the skin (2013), Jonathan Glazer raconte une histoire uniquement par le biais d’images, sans qu’aucun dialogue ne vienne expliciter le parcours de l’héroïne ni éclairer son monde intérieur. C’est au spectateur d’interroger les images, de sonder les ténèbres convoqués par la photographie du film et de comprendre que Laura (Scarlett Johansson) est une extraterrestre en quête de chair humaine découvrant l’empathie en même temps que la fragilité du corps humain qu’elle a revêtu.
« Comment raconter ? » c’est la question que semble s’être posé Glazer tout au long du récit. Parfois, des plans abstraits condensent le temps en résumant une idée : ainsi, ce tapis roulant de chair humaine qui dit la fin des hommes capturés. D’autre fois, l’idée procède de la juxaposition d’une image et d’un son, à l’instar de ce plan terrible d’un bébé abandonné sur une plage, auquel succèdent les pleurs d’un autre enfant provenant d’une voiture dans le plan suivant : c’est cet enchainement qui fait naitre chez Laura le début d’une conscience. Un important travail sur le son (comme chez Lynch, ou plus loin de nous, Bunuel) contribue à créer des chocs sensoriels, donnant le sentiment que Glazer conçoit son film comme une expérience susceptible de donner une idée des épreuves traversées par Laura, une sorte de mélange entre cinéma et art contemporain (il y a ici un peu de l’esprit abstrait des performances live).
Si le pari d’un film raconté sans mots est tenu (ainsi dans cette scène où Laura se regarde dans la glace et commence à ressentir quelque chose pour son propre corps, et à travers lui, pour « l’autre »), il n’est pas sans revers. Des images abstraites peuvent condenser le temps et représenter une idée, mais elles ne peuvent complètement se substituer aux personnages d’un récit. Dans Under the Skin, Laura est un corps sans conscience avant d’être un personnage. Mais même lorsqu’elle acquiert le don de l’empathie et devient suffisamment humaine pour conduire un récit (soit quand elle passe du statut de chasseresse à celui de créature chassée), elle reste le seul personnage incarné du film. Cette absence d’interaction entre personnages permet de ressentir l’étendue de sa solitude mais emporte plusieurs conséquences.
D’abord, il prive le récit de l’ambiguité des mots, lesquels ne sont pas toujours une redite de l’image ; ils peuvent aussi la contredire ou la compléter, établir un dialogue avec elle ou créer un interstice qu’il reviendra au spectateur de combler par son interprétation. Récit sans mots ou presque, Under the Skin est donc un film doublement sans dialogues. En outre, l’absence d’interaction par les mots, la disparition de tout protagoniste hormis Laura, privent le film de cette chaleur humaine, de ce supplément d’âme, qu’apportent des êtres dialoguant et l’enfouit sous une sorte d’étendue glacée. Under the skin finit d’ailleurs pas se fondre dans le néant, dont Glazer donne un équivalent musical à la fin, fermant la boucle ouverte par le début.
Dès lors, quel souvenir peut-il nous rester de ce film pourtant prodigue de sensations fortes, hormis celui d’images figées, semblables à des coupes immobiles ayant déjà livré leur secret ? Une fois que l’on a compris que le récit raconte la prise de conscience par une extraterrestre de la condition humaine, que reste-t-il à en dire, quel mystère reste-t-il à élucider ? Peu de choses en réalité, et de fait, le film se révèle manquer d’épaisseur ou de longueur en bouche. Tandis que Laura éprouve l’expérience de l’inexprimable fragilité du corps humain et finit par ressentir de l’empathie pour la race humaine, nous spectateurs n’en ressentons pas suffisamment pour elle pour être véritablement ému, alors même qu’il s’agissait très probablement de l’objectif de Glazer : nous faire ressentir de l’empathie pour ce corps étranger, pour les corps étrangers. En préservant jusqu’au bout la gageure d’un film exempt des béquilles habituelles du récit, Glazer fait preuve d’audace, convainc de son talent et de la cohérence de son projet, mais n’emporte pas tout à fait notre adhésion.
Strum
Bonjour Strum,
J’ai vu très récemment ce film et je regrette finalement de ne pas l’avoir vu au cinéma, car c’est essentiellement un film qui « se ressent », de par le traitement des images et du son, et de ce point de vue, je le trouve assez réussi. Mais le propos reste assez mince au bout du compte, et j’ai eu du mal à saisir ce passage de ce rôle de prédateur à celui de victime. Conséquence un peu bizarre à mon sens de la prise de conscience de soi et de l’autre (belle mise en scène du stade du miroir). Bilan mitigé donc, tout comme toi, mais je suis curieuse de voir ce que nous réservera le réalisateur dans le futur. Et l’actrice Scarlett Johansson est à nouveau très convaincante dans ce genre de rôle (après l’avoir vu – plutôt entendu – dans Her et Ghost in the shell).
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Bonsoir Sentinelle, en effet, nous avons réagi au film de la même façon : on peut ressentir de l’admiration pour Glazer tout en restant partagé sur le film.
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Bonsoir, C’est un des rares films que j’aie détesté ces dernières années. Je ne vois pas ce qu’on lui trouve. C’est l’exemple même du film (d’auteur?) prétentieux et sans aucun intérêt au final.
Je déteste ce film qui peut-être m’a mis mal à l’aise, en tous cas, m’a plongé dans un profond ennui.
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Bonjour Jean-Sylvain, je ne dirais pas pour ma part que j’ai détesté, mais c’est un film qui met volontairement mal à l’aise et je pense que son intérêt réel n’est pas à la mesure de l’enthousiasme de sa réception critique.
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Oui, c’ est élégamment dit
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J’ai clairement détesté ce film même s’il est évident qu’il a des qualités techniques et qu’on pourra toujours dire que ce n’est pas ma came. J’ai trouvé le résultat très prétentieux, très long à regarder, difficile aussi de s’intéresser à Scarlett Johansson et tout simplement à un quelconque récit.
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En effet, ce n’est pas un film qui laisse indifférent. Le récit est bien là, mais raconté uniquement par l’image, ce qui est une gageure technique intéressante (et pas prétentieuse à mon avis, juste différente). Pour le reste, je comprends aussi bien les arguments de ceux qui ont détesté que ceux des conquis par cette autre manière de faire du cinéma, même si la réception critique m’a paru disproportionnée par rapport au résultat (l’expérience est mitigée).
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Je ne pense pas le procédé en lui-même prétentieux (j’aime l’audace) mais j’ai senti une prétention de la part du réalisateur. 🙂
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Disons qu’il a la prétention de faire autre chose. 🙂
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Deuxième tentative de laisser un message… 😉
Je voulais juste te dire que je partage largement ton point de vue, à ceci près que le film m’a laissé une meilleure impression d’ensemble. Je trouve la démarche intéressante et le tout formellement réussi, alors que ce type de films à images n’est pas trop ma came habituellement.
Tu n’as pas parlé des « proies » de Scarlett, qui ne sont pas des acteurs, mais des personnes prises au hasard dans la rue (de Glasgow, je crois), et qui ne savaient pas que, dans le camion, il y avait une caméra qui les filmait. C’est intéressant, comme démarche, non ?
Le film laisse plein de questions en suspens. Mais c’est aussi pour ça que je l’ai apprécié, je crois.
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Ah pourquoi deuxième tentative, il y a eu un problème technique ? Sinon, oui, je me souviens avoir lu cela sur les proies de Laura. Et je ne trouve pas cette démarche très intéressante (le cinéma a toujours été du côté de l’artifice, c’est même ce qui le différencie de la performance live contemporaine vers laquelle Glazer lorgne un peu ici, pourquoi vouloir faire croire que prendre des inconnus réhausserait l’intérêt de ces scènes ?) En fait, si les individus ne savaient vraiment pas qu’on les filmait (j’en doute un peu, ne fut-ce qu’en raison du risque juridique), je trouve même la démarche douteuse car malhonnête vis-à-vis de ces personnes.
Enfin, je ne trouve pas que le film laisse plein de questions en suspens à la fin. J’ai eu le sentiment d’avoir assisté à une expérience formelle intéressante, mais d’avoir compris ce que Glazer me disait sans qu’il reste pour moi de questions à élucider.
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Film sans mot mais film à sensation en effet. J’avoue que le charme a fonctionné à plein sur moi. En choisissant le corps de Scarlett, la créature descendue des étoiles a sans doute fait le bon choix. Tu sembles regretter les enjeux un peu courts de l’exploration de la nature humaine tentée , mais n’est-ce pas justement un sujet si insondable qu’il en devient fascinant dans les abstractions proposées par Glazer ?
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Le sujet me parait exploré de manière un peu courte sur le fond. Reste la question de la méthode et sur ce plan Glazer semble essayer de mélanger au cinéma des images abstraites et surtout l’esprit des performance live dont l’art contemporain est friand. Je mentirais en disant que cela m’a fasciné (même si je comprend tout à fait qu’on le soit). Le film m’a intrigué, irrité, impressionné, ennuyé, mais fasciné, jamais. Cela manque d’âme et d’humain pour moi, c’est un peu trop abstrait. Du moins est-ce ainsi que je m’explique mes réserves.
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A reblogué ceci sur heart1001 (e-motions & movies).
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Je te remercie pour ce « rebloguage » – je croyais l’avoir déjà fait, mais je me rends compte que non.
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Je n’ai pas été convaincu par ce film, qui m’a semblé être « une sorte d’étendue glacée », pour reprendre une de tes expressions. En revanche, je suis convaincu par ton analyse, notamment lorsque tu critiques l’absence d’interaction entre personnages. C’est en effet là une limite que les grands réalisateurs de films de science-fiction veillent à ne pas franchir dans le champ des audaces formelles et scénaristiques, précisément pour que ces dernières gardent toute leur valeur.
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Oui, c’est un film expérimental et intéressant par plusieurs aspects, mais difficile à regarder et à aimer. Merci.
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C’est effectivement un film expérimental. Il y a des expériences réussies et des expériences ratées. Tout dans ce film se trouve à la surface, malgré le titre… Je suis peut-être un peu sévère, mais ce qui m’y incite est l’engouement excessif dont ce « film-clip » a fait l’objet à sa sortie. Il est possible que son propos, avec cette absence d’interrelations, soit d’évoquer la perspective de la fin de l’humanité, en l’occurrence une fin souhaitable tant les êtres humains seraient haïssables. A mon sens, un tel nihilisme, tournant le dos au tragique et à la mélancolie, peut difficilement déboucher sur une oeuvre véritable, laquelle suppose toujours un minimum d’empathie. Kundera avait peut-être vu juste quand il annonçait, il y a une trentaine d’années, la fin de l’esprit humaniste et ses conséquences sur l’art.
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K. parlait de la disparition de l’esprit humaniste chez certains créateurs. Pas chez tous, naturellement.
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Les films qui me touchent sont aussi ceux qui établissent une connexion avec leurs personnages, qui créent de l’empathie. J’ai la même crainte que toi s’agissant de la disparition d’un certain humanisme, dont la pérennité n’est pas totalement assurée à long terme.
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