Taipei Story d’Edward Yang : la vie et ses possibles

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Dans Taipei Story (1985), Edward Yang conte l’histoire de Long (le réalisateur Hou Hsiao-Hsien, qui se révèle acteur convaincant) et de Chin (Tsai Chin, la première femme de Yang), un couple qui ne s’entend plus. Lui s’accroche à son passé d’ancien joueur de base-ball, dissimulant sa nostalgie derrière des velléités de départ en Amérique. Elle fuit un père abusif et attend de Long qu’il lui propose un futur. Ils vivent chacun dans un temps différent, ne se regardent plus, et ne parviennent à se parler que lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs communs d’ancien collégiens. Long possède les yeux pensifs et tristes d’un homme qui vit en lui-même ; au fond, il ne sait pas ce qu’il veut. Chin porte de grandes lunettes de soleil qui abritent les prières muettes qu’elle lui adresse sans succès.

Ce n’est que le deuxième long-métrage de Yang mais dès les premiers plans, il faut se rendre à l’évidence : sa maitrise cinématographique est déjà totale. Au début du film, il multiplie les cadrages où apparaissent des fenêtres et des embrasures de porte qui laissent deviner un chemin, un ailleurs, au fond du plan. Ensuite, il ne cesse d’embrasser Taipei du regard dans de magnifiques plans d’ensemble de la ville, de ses immeubles, de ses embouteillages, toujours vus d’en haut. La soeur de Chin le dit à un moment : elle aime voir les choses du toit d’un immeuble car alors son regard porte loin sans que quiconque, croit-elle, puisse la voir en retour. Ce regard surplombant révèlent des chemins possibles, les chemins de la vie qui s’offrent à Long et à Chin. Chaque chemin est une vie possible. Chaque plan d’immeubles et d’embouteillages engloble des centaines d’individus, et donc autant de vie possibles, autant de chemins possibles.

Décider de prendre un chemin et s’y tenir, c’était déjà un des thèmes du splendide Yi Yi que Yang tourna quinze ans plus tard et qui fait écho à Taipei Story. Mais alors que dans Yi Yi, un homme se retourne pour regarder le chemin qu’il a déjà parcouru, dans Taipei Story, Long est encore à l’orée de sa vie et se découvre incapable de choisir un chemin. Il vit dans une sorte de flottement, selon un principe d’incertitude, qui fait de lui la proie d’élans soudains et incontrôlés : des élans de nostalgie quand il regarde des matchs de base-ball, de bonté quand il vient en aide à son beau-père et à un ancien ami (mais une bonté qui est ici un autre mot pour désigner sa nostalgie), de violence parfois.

C’est peu à peu que Yang nous fait apercevoir la confusion des sentiments qui s’est emparée de Long et de Chin. Au départ, ils sont comme un couple silencieux qui n’a plus rien à se dire, à l’instar de ces couples chez Antonioni vaincus par un monde froid et absurde mettant en accusation la modernité. Mais au contraire d’Antonioni, Yang n’est pas un pourfendeur de la modernité, qu’il dépeint comme profuse de chemins possibles. Il en fait le portrait à travers des plans saisissants – ainsi cette image de Chin devant un néon gigantesque, grande enseigne de lumière qui envahit l’écran et entoure la frêle silhouette de la jeune femme : la modernité est là, nous regarde et nul ne lui échappera. Quant aux vieux immeubles assoupis que filme aussi la caméra de Yang, ils sont plongés dans l’obscurité, mémoires du monde condamnées à disparaitre peut-être.

Au fond du silence, Long et Chin se posent d’angoissantes questions sans en trouver les réponses. Doivent-ils partir en Amérique ? Quel chemin prendre et pour quelle histoire ? Edward Yang avait lui-même choisi de partir aux Etats-Unis et a longtemps travaillé à Seattle dans le secteur informatique avant de revenir à Taiwan pour devenir cinéaste. Peut-être s’invente-t-il ici une autre vie que la sienne, une vie où il aurait renoncé à émigrer aux Etats-Unis, peut-être trace-t-il en imagination l’autre chemin qu’il aurait pu prendre. Dans Taipei Story, cette autre vie possible devient pour Long une voie sans issue. A force d’hésitations, à force de croire que la vie ne vous regarde pas, on finit par rester immobile et alors elle vous rattrape. La soeur de Chin se trompait : même en haut d’un immeuble, on n’est jamais protégé des regards de la vie ; la superbe séquence du film où Chin sort la nuit avec les amis de sa soeur et éprouve un instant l’ivresse de la liberté ne peut être qu’un éphémère et illusoire intermède. C’est dans Yi Yi, fort de la plénitude de sa maturité d’artiste, que Yang trouvera les réponses que ses personnages recherchent vainement ici. Un très beau film.

Strum

PS : inédit en France jusqu’à maintenant, Taipei vient de sortir en salles dans une version restaurée grâce à Carlotta.

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14 commentaires pour Taipei Story d’Edward Yang : la vie et ses possibles

  1. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    J’avais vu Yi Yi à sa sortie au cinéma mais il ne m’en reste qu’un souvenir très fugace, il faudrait que je le revoie. Je me souviens d’ailleurs qu’il y avait pas mal de très bons films asiatiques au cinéma dans ces années-là, et ce pour mon plus grand plaisir. Alors je ne sais pas si Taipei Story sortira dans nos salles (probablement pas) mais j’essayerai de le voir, d’une manière ou d’une autre.

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle,
      Taipei Story n’est pas aussi génial que Yi Yi (que je t’invite à revoir), mais ça reste un très beau film, avec des images superbes. Edward Yang est décidément un cinéaste de grand talent. Dommage que sa carrière soit si courte.

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  2. modrone dit :

    Vu comme 100tinelle Yi Yi à sa sortie. Bon souvenir mais qui s’estompe et sur lequel j’aurais bien du mal à revenir. Il faudrait le revoir mais comme d’hab… il faudrait tant de choses.

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  3. Strum dit :

    C’est sûr. Pour bien faire les choses, il faudrait écrire systématiquement sur ce que l’on voit mais cela nécessiterait une sacrée discipline.

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  4. K. dit :

    Vu hier lors de son premier jour d’exploitation près de chez moi. Très beau film comme tu le dis, bien que j’ai eu un peu de mal à entrer dedans lors des 40-45 premières minutes, une récurrente pour moi lorsque je vois un Yang pour la première fois. Les films de Yang ne se dévoilent pas facilement, avec leur structure narrative très elliptique, qui requiert à mon sens beaucoup d’attention. Pour cela, je les apprécie beaucoup plus lors que je les revois (on pourrait dire cela de tous les grands films, mais c’est particulièrement vrai pour le cinéma de Yang).
    J’ai lu par ailleurs un très bon article sur le cinéma de Yang, en anglais, revenant sur tous les films du cinéaste (quel dommage qu’une telle rétrospective n’ait pas lieu en France !), en voici le lien : http://lumiere.net.nz/index.php/edward-yangs-taipei-stories/

    Pour l’anecdote, la moitié des spectateurs (nous n’étions que 7-8 je crois) lors de ma séance se sont aussitôt levés pour partir en trombe dès l’apparition du générique de fin, confirmant mon impression qu’à part Yi Yi, le cinéma de Yang est assez difficile d’accès…

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    • Strum dit :

      C’est vrai que l’on met un peu de temps à entrer dedans, c’est dû à la nature du film, mais on finit par y entrer pleinement comme dans Yi Yi – je revois pour ma part très rarement les films, faute de temps. Lors de ma séance, la salle était à moitié vide … tant pis pour les autres.

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  6. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Il vient enfin de sortir chez nous (presque un an plus tard qu’en France, mais il est sorti) ! Il me semblait bien que tu en avais parlé, alors je suis allée refaire un tour par ici. Je vais probablement le voir, peut-être même aujourd’hui d’ailleurs 🙂

    Bonne journée à toi, Strum.

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  7. Strum dit :

    Bonjour Sentinelle, Cela devrait te plaire, même si c’est un brouillon du magnifique Yi Yi. Bonne journée aussi et bon film donc ! 🙂 Tu me diras ce que tu en as pensé.

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    • 100tinelle dit :

      Je l’ai vraiment bien aimé mais il est assez difficile d’accès, j’ai mis en tout cas pas mal de temps pour y rentrer (comme K.), tant je restais au début à la périphérie et comme hors-cadre, peut-être voulu par la mise en scène du réalisateur. Tu en parles très bien, avec toute cette solitude, incommunicabilité, un certain manque de maturité aussi. Je vais un peu caricaturer mais je trouve que les personnages masculins sont rarement épargnés dans le cinéma asiatique, cela donne lieu à portraits très intéressants, tout en fêlures, gaucheries, immaturités et autres questionnements. L’incertitude aussi. Ou comment se singulariser et savoir qui on est et ce que l’on veut dans une culture de l’éphémère et de masse, dans laquelle tout se ressemble et est multiplié comme à l’infini. Prendre de la hauteur. Et des ruptures de ton auxquelles je ne m’attendais pas.

      Et dire que j’ai attendu tant de temps pour le voir au cinéma alors que la Cinémathèque royale de Belgique a contribué à sa restauration ! Un comble.

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      • Strum dit :

        Merci, je suis content que tu aies aimé. Je pensais bien que ce serait le cas. 🙂 C’est vrai pour les portraits masculins dans plus d’un film asiatique. Est-ce que tu as déjà vu Yi Yi, je ne me souviens plus ?

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        • 100tinelle dit :

          Oui, je l’avais vu à sa sortie au cinéma (j’ai toujours été fan du cinéma asiatique, qui possède souvent une construction temporelle différente de la plupart de nos films occidentaux actuels, ce qui me les rend précieux). Mais bizarrement, je ne m’en souviens plus tellement, ce qui ne veut pas dire que je ne l’avais pas aimé, mais il y a des films qui s’impriment moins durablement que d’autres, quelles que soient leurs qualités. Et comme dans ce genre de films, tout est tout dans la nuance, délicat, à peine ébauché avec beaucoup de silences et de non-dits, cela s’évapore aussi plus facilement des années plus tard.

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          • Strum dit :

            J’aime beaucoup le cinéma asiatique moi aussi. Leur rapport au temps est en effet différent. Yi Yi a quelque chose d’intangible, peut-être que si tu le revoyais maintenant, l’impact du film serait différent, d’autant que le film fait écho à Taipei Story.

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