Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa : chant d’un monde disparu

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Le premier coup de génie d’Akira Kurosawa lorsqu’il adapte Dersou Ouzala, récit de l’ethnographe et topographe russe Vladimir Arseniev, c’est de commencer son film par la fin du livre. Nous sommes en 1910 : Arseniev, officier de l’armée russe, revient à Korfovskaïa, dans l’Extrême-Orient russe, pour se recueillir sur la tombe de son ami Dersou Ouzala, chasseur Golde. Mais en lieu et place de la cédraie de ses souvenirs, il trouve un chantier où les arbres sont abattus, prémisses de la fondation d’un bourg. Cherchant une tombe qui n’existe plus, il marche sans savoir où aller. Il s’arrête, les bras ballants, et on l’entend murmurer : « Dersou ». Ce début imaginé par Kurosawa à partir des dernières lignes du livre est le surplomb à partir duquel se déroule le reste du film, qui en reçoit une lueur mélancolique, la lueur des souvenirs d’Arseniev. Le monde que nous allons voir n’est plus et il a été à ce point effacé de la mémoire des hommes que la tombe du Golde Dersou Ouzala a disparu.

Ce monde de la taïga décrit par Arseniev n’est pas étranger à Kurosawa. Bien des fois, il a voulu adapter Dersou Ouzala, un de ses livres de chevet, pensant en transposer le récit au Japon (ce qu’il fit pour sa belle adaptation de L’Idiot (1951) de Dostoïevski). Mais aucun producteur japonais ne voulait se lancer dans ce projet périlleux, proposé par un réalisateur amoureux des écrivains russes, a fortiori pendant la seconde guerre mondiale où le sujet était politiquement sensible. Lorsque Mosfilm, société de production soviétique, sollicite en 1972 un Kurosawa qui se croit perdu pour le cinéma après l’échec commercial terrible de Dodes’kaden (1970), une tentative de suicide, et les fins de non-recevoir de studios japonais ne voulant plus travailler avec lui, il y voit un signe du destin. Exigeant d’adapter le livre d’Arseniev, il obtient un contrôle artistique absolu sur ce projet, dans lequel il va s’engager corps et âme, partant tourner Dersou Ouzala (1975) en Sibérie et dans le Primorié russe (région où se déroule le livre) avec une équipe en grande majorité soviétique.

Dersou Ouzala raconte l’histoire de l’amitié entre Arseniev, officier tsariste chargé de cartographier l’Oussouri russe et Dersou, un chasseur Golde, une ethnie minoritaire dans une région coincée entre la Chine et la mer du Japon et que convoitent à la fois les russes, les japonais et les chinois. Ce film, tourné dans un format 70mm et d’une beauté à couper le souffle, est d’abord un chant du monde où toutes les variations de jaune et d’orange se déclinent dans les ramures des arbres, où la nature et les éléments sont des personnages à part entière, en particulier le soleil. On dit que Kurosawa fut le premier à filmer le soleil (dans Rashomon en 1950), or jamais il n’y consacra autant de plans que dans la première partie de Dersou Ouzala. Le soleil y est un globe orangé qui darde de froids rayons sur Dersou et Arseniev peinant dans les étendues glacées environnant le lac Hanka. Il est cet observateur hors du monde qui ne juge pas les hommes, mais qui fait descendre sur eux le rideau de la nuit en se retirant. Pour Dersou le soleil est « un homme », « l’homme principal même », celui qu’il faut sans cesse avoir à l’oeil pour savoir quand dresser sa tente sous peine de mourir de froid aux mains de la nuit. Animisme dont Kurosawa fait des merveilles : la séquence qui voit Dersou et Arseniev se perdre aux abords du lac Hanka alors que se lève une tempête, et où Dersou sauve la vie de son ami en construisant une yourte de hautes herbes, est une des plus extraordinaires de l’histoire du cinéma. Le souffle de la mort se fait entendre dans le vent tandis que les deux hommes courbés travaillent à couper des roseaux sous les ordres de Dersou (« Capitaine ! »). Le perfectionnisme de Kurosawa, qui restait des heures dans le froid de la taïga avec son directeur de la photographie Asakazu Nakai (un fidèle du cinéaste et l’un des seuls techniciens japonais qu’il put emmener avec lui) en attendant la juste lumière éveilla l’inquiétude de Mosfilm car le cinéaste, comme souvent, ne respectait pas le plan de travail. Le tournage dura des mois, et Kurosawa qui avait la main haute sur la sélection des plans et ne retenait que les plus beaux, usa deux autres directeurs de la photographies, russes cette fois. Le génie est un langage universel et dans Dersou Ouzala, film soviétique, on retrouve les éléments caractéristiques de la mise en scène de Kurosawa, cette façon de composer ses plans selon des diagonales tracées par des personnages formant des triangles, et des variations dans les échelles de plan à l’intérieur d’une même séquence.

Que les éléments naturels soient des personnages, c’est ce que croit Dersou Ouzala dont l’animisme est de nature anthropomorphique : il s’adresse au feu, au tigre (« Amba! »), au vent, comme à des hommes. Mais cet anthropomorphisme est trompeur :  Dersou Ouzala ne fait pas venir la nature dans le monde des humains, c’est lui qui semble être venue à elle, lui qui devise d’égal à égal avec elle, comme si lui-même était un esprit de la nature. Kurosawa le suggère d’ailleurs indirectement lors de la première apparition du Golde, qui surgit d’au milieu de la nuit au coeur d’un bois où arbres et chablis ont de sinistres formes, pareils aux participants d’un sabbat de sorcières (magnifiques plans de branchages tordus et rougeoyants). Dersou a toujours vécu au milieu de la nature et il fait maintenant partie d’elle, lisant ses signes (oiseaux qui annoncent le beau temps par leur chant), mettant à profit les empreintes laissées sur les chemins mieux qu’un autre. L’animisme qui traverse à la fois le récit d’Arseniev et le film de Kurosawa n’est pas si éloigné du shintoïsme japonais (le Japon est proche, séparé seulement de l’Oussouri par la mer du Japon). D’ailleurs on trouve dans le livre une étonnante scène de charge de sangliers sauvages mené par un chef (dont Arseniev écrit : « Au milieu de la troupe se détachait tel un monticule le dos d’un sanglier énorme dépassant tous les autres par sa proportion », Dersou parlant lui d’un « homme bien volumineux ») qui n’est pas sans rappeler la charge des sangliers de Princesse Mononoke (1997) de Miyazaki, admirateur de Kurosawa et qui connait peut-être Arseniev, plus connu au Japon que chez nous.

Cette appartenance de Dersou à la nature, renforcée depuis que la variole lui a volé femme et fils, fascine Arseniev qui recherche lui-même dans la taïga un absolu qui pourrait remplir sa probable solitude intérieure. Dersou est un homme seul dans la nature comme Arseniev au milieu des hommes : c’est peut-être ainsi qu’ils se reconnaissent, l’homme des villes et l’homme des bois : comme deux hommes seuls face au monde, et c’est cette reconnaissance tacite qui scelle entre eux une fraternité qui dépasse leur différence de culture (Kurosawa n’en fait jamais un obstacle). A leur façon, tous deux travaillent pour les hommes qui viendront après eux : Dersou laisse des vivres dans les fanza pour les chasseurs, Arseniev cartographie un nouveau monde pour les jeunes générations.

La solitude de Dersou est double : il est seul au monde en tant qu’individu, et esseulé également en tant que membre d’une ethnie minoritaire, les Goldes. C’est le ressort caché de ce film magnifique qui raconte à la fois la naissance d’une amitié qui ne pourra finir que par la mort de l’un des amis, et la disparition d’une ethnie vivant dans la nature et avalée par la civilisation. Tout le film se déploie sous l’ombre de sa scène inaugurale mélancolique qui nous a dit l’inéluctable. L’ironie amère dont Arseniev boira le calice jusqu’à la lie est que c’est lui qui sera responsable de cette disparition et de ce recul de la taïga face à la civilisation. Ses missions topographiques encadrent en effet la guerre russo japonaise de 1904-1905 perdue par les russes et au terme de laquelle ils décidèrent d’accélérer la colonisation de l’Extrême-Orient russe afin de prévenir les risques de colonisation de la région par le Japon. Arseniev et sa colonne de cosaques bons vivants annoncent les colonisateurs qui viendront exploiter les ressources naturelles de la taïga et donc la mort à venir de Dersou, cette « belle âme » qui ne peut vivre en ville parce qu’il appartient à la nature. Toutefois, la morale du film est plus complexe que celle d’une simple opposition entre la simplicité de la nature et la complexité de la ville et de ses règles économiques que Dersou ne comprend pas, lui qui refuse d’acheter l’eau et le bois. Si Dersou invite les soldats russes à respecter la nature et ses règles, à respecter ceux qui viennent après nous, la nature impose en retour à Dersou sa dure loi : ses croyances animistes qui la déifient le plongent dans le désespoir lorsqu’il croit avoir blessé un tigre (qu’il tient pour un animal sacré) ; pendant tout le film, les éléments ne cessent de se déchainer contre lui, qui manque mourir plusieurs fois; et lorsqu’il perd peu à peu la vue, il est exclu du sanctuaire naturel devenu trop dangereux pour lui. Toute la fin du film est à cet égard très émouvante, car Dersou ne peut plus aller nulle part.

Kurosawa est si bien conscient de ce qu’amène Arseniev en tant que colonisateur qu’il a cette idée splendide absente du livre : Dersou est tué à cause du fusil dernier modèle dont Arseniev lui a fait cadeau, faisant de ce dernier le responsable de la mort de son ami. On comprend mieux pourquoi Kurosawa eut tant de mal à trouver un financement pour le film au Japon, même au temps de sa splendeur, étant donné le passé colonial de son pays. Le plan final de la fourche de Dersou planté sur son tombeau a d’ailleurs des allures de mémorial : Kurosawa nous parle d’un monde disparu, d’un homme qui n’avait plus sa place ni dans la nature, ni en ville, mais il entend bien lui rendre les honneurs par ce plan symbolique, sans revenir à la scène du début où la tombe a disparu. Grâce à ce film sublime, où chaque plan est un tableau, on se souviendra longtemps de Dersou Ouzala, joué avec grâce et naturel par Maksim Mounzouk, un acteur amateur choisi par Kurosawa contre l’avis de la production (qui voulait Toshiro Mifune, funeste idée !) et dont l’origine touvaine, autre minorité russe, l’apparente aux Mongols.

Strum

PS : Faute d’un négatif original disponible, il n’existe pas de version restaurée de ce film. Qu’à cela ne tienne, il ne faut pas se priver de découvrir le film dans les versions existantes : la mise en scène de Kurosawa fait rapidement oublier les défauts de la copie.

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30 commentaires pour Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa : chant d’un monde disparu

  1. Ronnie dit :

    Epique, sensoriel & magique, du très très beau boulot voire bouleaux ( y en a beaucoup ). 😉

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    • Strum dit :

      Je proteste, il y a des cèdres, des chênes et des peupliers dans la taïga, mais pas de bouleaux ! 😀

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      • Ronnie dit :

        https://entrelacs.revues.org/321
        Joyeuses fêtes Strum & à l’année prochaine.
        Pas de bouleaux dans la Taïga, pffff 🙂

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        • Strum dit :

          Bon, pour les bouleaux, je mange mon chapeau, même si Arseniev ne cite pas cet arbre en priorité dans son livre. 🙂 Merci pour le lien vers cette étude pleine d’idées (pas tout à fait convaincu par le parallèle Dersou-Mephisto, notamment parce que lors de la scène de la nuit de Walpurgis, Kurosawa pense à mon avis plus à La nuit de Saint-Jean de Gogol et à Moussorgski qu’à Faust malgré la mention de Walpurgis, mais l’idée est intéressante).
          Joyeuses fêtes à toi également ! 🙂

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  2. Martin dit :

    Strum… merci !
    Ta très belle chronique réveille (et amplifie) les souvenirs (récents) que j’ai du film.

    Je me retrouve tout à fait dans ta conclusion. L’image abimée de la vieille copie m’a dérouté d’abord, habitué que je suis à l’aspect impeccable des films numériques ou des restaurations quasi-parfaites. Et pourtant, très vite, j’ai oublié cet aspect des choses et je suis entré dans le film sans la moindre difficulté. Et j’ai été ému, très ému !

    Merci spécial pour tout ce que tu dis du contexte de création du film. Je commence doucement à avoir quelques repères sur Akira Kurosawa réalisateur. Il serait temps que je m’intéresse de plus près à l’homme qui se cache (si peu, finalement) derrière l’artiste.

    Belle fin d’année, Sturm-san ! Tes chroniques sont décidément un régal !

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    • Strum dit :

      De rien Martin, c’est un tel plaisir d’écrire sur un film aussi beau ! Si tu t’intéresses à l’homme derrière le cinéaste, sa belle autobiographie est un bon point de départ.
      Bonnes fêtes également !

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  3. 100tinelle dit :

    Je te lis en diagonale car je n’ai pas encore vu ce film, mais je le note sur mes tablettes de bonnes résolutions pour l’année 2017 ! Merci encore pour ces belles chroniques et à l’année prochaine donc. Excellentes fêtes de fin d’année d’ici là Strum 🙂

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  4. Silmo dit :

    Merci Merci Merci de si bien parler de ce si beau film que j’aime tant.
    Une merveilleuse idée pour cette fin d’année.
    Bonnes fêtes Strum et bonnes fêtes à toutes et tous.

    Silmo

    ps: un vœu pour 2017, que ce précieux site s’enrichisse de chroniques sur Ingmar Bergman (la récente rediffusion télévisée de « Fanny et Alexandre » m’a bouleversé), sur Sorrentino (son Young Pope n’est pas mal), sur Raul Tuiz que j’aime tellement; etc, etc.
    Il y a a tant à explorer et ce blog le fait si bien que je me régale par avance.
    Bonne année 2017

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  5. 2flicsamiami dit :

    Je profite de ce billet pour te souhaiter une belle et heureuse année 2017 🙂 Au plaisir de te lire encore longtemps.

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  6. Anso dit :

    Bonjour,
    « c’est d’avoir commencé son film par le début du livre. » : si j’ai bien compris, il a commencé son film par la FIN du livre (« Ce début imaginé par Kurosawa à partir des dernières lignes du livre ») !
    Article intéressant, merci.

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  7. Fortune dit :

    Magnifique film et tres heureuse d’avoir vu sa «tombe» à Korfovskiy, on n’oubliera pas Dersou Ouzala

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  8. Strum dit :

    Merci Fortune (qui est aussi le titre d’un très beau livre de Conrad). Vous voulez dire que vous avez vraiment été à Khabarovsk et vu son mémorial ? Bonne journée également.

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  9. NathFORTUNE dit :

    Bonjour Strum,
    Merci pour la suggestion d’une belle lecture 🙂 Et oui je suis allée cet été en Russie et ai visité son mémorial avec un groupe sans savoir vraiment qui était Dersou Ouzala et sans avoir vu le film. Il n’a pas de tombe juste une roche au milieu de nul part. Contente donc d’avoir mis un visage sur cette belle âme.

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  10. NathFORTUNE dit :

    Oui Strum très beau voyage 🙂 au départ de Brest jusquà Vladisvostok en minibus.. ! (un voyage organisé par Gérard Pinguet, tu peux voir le parcours sur son site, « la transsibérienne en solitaire », il repart l’été prochain dans les mêmes conditions si cela t’intéresse.. !) si je peux me permettre…! Bonne journée Strum et merci

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  13. Félix dit :

    Très chouette article qui souligne très bien ce qui fait toute la beauté de ce film que j’ai découvert tardivement mais que je voulais voir depuis si longtemps… Je l’ai donc vu il y a quelques jours et quelques images, quelques moments ne me quittent pas et resteront…

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  14. Alice TIBI dit :

    À la Cinémathèque ? Où ? Laquelle ?
    En France ? A Paris ? À Biarritz ?

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