Poetry de Lee Chang-dong : bien voir le monde

poetry

Mija (Yoon Jeong-hee) est la grand-mère d’un misérable, qui a violé six mois durant avec cinq autres misérables une collégienne qui s’est suicidée. Le misérable s’appelle Wook et Mija l’élève seule, en l’absence de sa mère partie travailler à Busan. Le collège souhaite éviter que s’ébruite l’affaire, des policiers corrompus ferment les yeux, et la mère de la victime est prête à renoncer à porter plainte moyennant le paiement d’une indemnité par les familles des violeurs. Mija est sommée de consentir à cet arrangement propre à préserver l’avenir des jeunes violeurs. C’est son cas de conscience que raconte Poetry (2010), très beau film de Lee Chang-dong, un de plus nous venant ces derniers années du cinéma asiatique, ici la Corée du Sud.

Poetry est un film tout entier organisé autour de l’importance du regard. Observons d’abord les angles de prise de vue de Lee Chang-dong : composant soigneusement ses cadres, il place souvent sa caméra de manière à assurer à ses plans une profondeur de champ, et l’on peut voir au fond de certains cadres, à travers les fenêtres ou l’encadrement des portes, d’autres réalités existant à l’arrière des plans (prolongement de rues et de couloirs, cours de danse, montagnes, mère en pleurs). Parfois, il panote sa caméra de 90 degrés pour nous faire voir cette autre réalité. « Pour écrire un poème, il faut bien voir » énonce le professeur de Mija, qui prend des cours de poésie. Pour bien vivre aussi, il faut bien voir ; non seulement les pommes, les arbres, la nature, mais également les êtres vivants. Pendant longtemps, Mija a mal vu, elle qui déclare au début du film que ce qu’elle aime le plus au monde, c’est de « voir Wook manger ». Elle l’a mal regardé ce petit, elle n’a pas vu qu’il devenait un misérable, qui voit encore moins bien que sa grand-mère (Lee en fait un portrait à charge, caricature d’adolescent renfermé et inconscient de la gravité de son geste).

La poésie enfant du regard, voilà qui n’est pas neuf et la « Lettre du voyant » de Rimbaud à Demeny (mai 1871) reste l’expression la plus exaltée de cette équation (« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant », etc.). Or, cette lettre contient aussi, au détour d’une imprécation, ces mots : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme… » N’est-ce pas merveilleux de constater combien ces anciens textes sont à même de continuer à nous servir de boussoles ? Car ces mots s’appliquent aussi au destin de la collégienne du film. Maintenant que Mija a bien regardé Wook et vu ce qu’il était, elle entend regarder Heejin, la morte violée et suicidée, que les pères des violeurs voudraient oublier en achetant le silence de tous. Regarder le visage d’une morte en défendant ses intérêts comme si elle était encore vivante, c’est vouloir remonter le cours du temps, à l’instar du premier plan du film qui remonte le cours du fleuve.

Dans Poetry, le regard du poète en tant que voyant, passe par la mise en scène (c’est souvent l’apanage du cinéma asiatique que de faire dire par la mise en scène ), car ce qui distingue le poète, c’est sa capacité à sélectionner des images et donc à composer une histoire. Ici, Lee Chang-dong choisit de nous raconter cette histoire de biais, en utilisant l’espace de ses marges, au travers des interstices du récit (idée de cinéaste mais aussi d’écrivain, ce qu’il fut avant d’être réalisateur). Il laisse hors champ les images centrales, l’indicible : il ne montre ni la scène du viol, ni celle du suicide, ni celle de l’interrogatoire des garçons, ni celle de la confession à l’inspecteur, ni la scène enfin où Miya est censée négocier avec la mère de la victime (tout à son bonheur de marcher dans les prés, de manger des abricots, elle oublie pourquoi elle est venue puis s’en souvient trop tard). Ces scènes sont escamotées par Lee Chang-dong qui concentre son regard ailleurs, sur la résignation de Mija cédant la place à une révolte silencieuse. L’horreur de l’indicible se suffit à elle-même (nul besoin de montrer des images de violence). La poésie est effleurement, allusion, images métonymiques qui renvoient à autre chose ; on la trouve aussi dans les fleurs qui disent en même temps la beauté du monde et sa douleur, et dont les noms sont les seuls que Miya, atteinte de la maladie d’Alzheimer, n’arrive pas à oublier. C’est par la révolte qu’elle deviendra poètesse (comme Rimbaud encore).

Jamais au cours du film Miya n’exprime ce qu’elle entend faire, car ce n’est pas, ce n’est plus, avec des mots précis qu’elle est capable de l’exprimer. Aussi a-t-on parfois l’impression que le récit avance sans nous. Lee Chang-dong prend son temps pour bien nous faire voir, pour éduquer notre regard à nous autres spectateurs pressés d’en finir, et Poetry parait un peu long dans sa partie centrale, notamment lors des scènes de lectures de poèmes. Ce qui égaye ce film très sombre et sans espoir, ce ne sont pas ces lectures de poèmes, mais la manière très habile, et certainement préméditée, dont Miya extorque les cinq millions de wons au « président » bègue et malade chez qui elle vient faire des ménages. La fin du film, magnifique, fait tomber les quelques réserves que l’on a pu avoir jusque-là. La voix de Mija lisant son poème devient celle de la collégienne faisant ses adieux au monde, et les deux femmes confondent leur douleur à travers le temps et l’espace. Dans le rôle de Mija, Yoon Jeong-hee est remarquable.

Strum

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14 commentaires pour Poetry de Lee Chang-dong : bien voir le monde

  1. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Je ne vais rien ajouter de plus à ta chronique, déjà bien complète. Je voulais juste te dire que je suis contente que tu aies aimé ce film et que j’apprécie le regard que tu lui portes. Je l’ai trouvé très riche en tout cas, et peu importe finalement s’il y a des longueurs (même si je peux comprendre que cela puisse aussi rebuter certains spectateurs).

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle et merci. Je fais mention de quelques longueurs, mais ce n’est pas ce que je retiendrai de ce très beau film. Les trois dernières minutes sont fantastiques. Content que tu aies aimé toi aussi (je me souviens de ta chronique).

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  2. Ronnie dit :

    Pitin, la vie n’est pas un long fleuve tranquille pour les interprètes féminines de Lee Chang-Dong …… Ce film est une merveille, qu’on se le dise.

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  3. Martin dit :

    Cela fait six ans, presque jour pour jour, que j’ai découvert « Poetry », au retour d’un voyage en Chine. J’en garde un souvenir très vague, mais je me rappelle l’avoir beaucoup aimé. Une séance de redécouverte ne serait pas forcément une mauvaise idée après la lecture de cette très belle chronique.

    Merci, Strum ! Et continue donc de nous parler du cinéma d’Asie avec une telle éloquence ! C’est franchement un régal !

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  4. tinalakiller dit :

    Raaah ce film est magnifique, que dire de plus après ton billet très écrit – comme toujours d’ailleurs ! 😀

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  5. Très très beau film, oui. Lee Chang-dong se fait malheureusement rare, il n’a pas refait de film depuis. Toute sa courte filmo est à voir, quoique son premier Green Fish est passable. Peppermint Candy et sa construction à rebours souffrent de longueurs mais c’est très intéressant et marquant. Secret Sunshine était dur et émouvant et fin, autant que Poetry. Mais son chef d’oeuvre reste pour moi Oasis, film au pitch a priori assez rebutant, et pourtant… Beauté des personnages, pureté des émotions, interprétation impeccable, et la scène de rêve qui m’a le plus remué, tous cinémas confondus. Si tu ne l’as pas vu, je serais curieux d’avoir ton point de vue sur ce bijou.

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    • Strum dit :

      Je n’ai pas vu Oasis, merci pour le conseil, ni les autres films de Lee Chang-dong hormis Poetry. Mais j’ai bien l’intention de les voir et d’écrire dessus. Je note pour Oasis. On m’a aussi dit beaucoup de bien de Secret Sunshine.

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  7. Ping : Ciné-club maison : les films – La cigale et la fourmi

  8. florence Régis-Oussadi dit :

    J’ai vu pour l’instant trois films de Lee Chang Dong et « Poetry » est mon préféré. J’ai trouvé ce film admirable. Cette femme n’a a priori rien d’une combattante, elle semble résignée, soumise à la loi d’hommes plus abjects les uns que les autres mais en fait c’est une résistante qui trace sa propre route et c’est merveilleux pour le spectateur de la suivre! La façon dont elle déjoue les sordides injonctions des pères des violeurs pour aller échanger sur la beauté avec la mère de la victime par exemple. Et tout le film est finalement construit comme ça, dans un suspense tout en retenue (que va-t-elle faire?) jusqu’à l’éclatante revanche finale et ce flic qui semble tout d’abord déplacé dans le club de poésie alors que la suite montre qu’il y a pleinement sa place. Mais là encore, rien de démonstratif, le spectateur doit faire lui-même ses déductions. J’aime les films qui élèvent et je trouve que c’est exactement le cas de celui-là, on en sort grandi. Il y a par ailleurs également de grands moments de beauté dans « Burning » (la scène autour de Miles Davis touche au sublime et m’a donné le vertige) mais contrairement à « Poetry », le film ne parvient pas à se maintenir à ce niveau dans toute sa durée peut-être par manque de modestie (la littérature est mieux intégrée dans « Poetry » elle est dans la chair du film au lieu d’être simplement citée).

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