Casanova, un adolescent à Venise (1969) de Luigi Comencini est un film superbe où le cinéaste italien adapte une partie des Mémoires de Casanova et filme avec sa sensibilité habituelle le monde de l’enfance. Le titre français est trompeur car Casanova n’est jamais un adolescent dans le film (on lui préférera son titre original, Infanzia, vocazione e prime esperienze di Giacomo Casanova Veneziano, que l’on pourrait traduire par : Enfance, vocation et première expérience de Casanova à Venise). Comme dans L’Incompris et Les Aventures de Pinocchio, Comencini adopte au début du film le point de vue d’un enfant : le petit Giacomo Casanova, qui observe silencieusement le monde des adultes et en tire ses propres conclusions. Il voit ce monde comme une mascarade, une scène de théâtre, où tout est spectacle. Tout le début du film le démontre. Casanova enfant est guéri par une sorcière aux méthodes fantaisistes et appartenant à l’univers du conte. A l’inverse, une de ses premières incursions dans le monde des adultes lui fait voir comment un médecin présenté comme sérieux tue son père malade lors d’une opération chirurgicale aussi sanglante qu’aberrante, sous le regard amusé de sa mère (une actrice frivole) et curieux des voisins, venus assister à l’intervention comme s’ils allaient au théâtre (« au premier rang, on voit mieux »). Comment l’enfant ne pourrait-il pas en déduire que le monde est une farce et que tous, femmes et hommes, en sont les acteurs ? Le monde « est un théâtre où chacun doit jouer son rôle » écrivait déjà Shakespeare dans Le Marchand de Venise.
Durant cette première partie, qui est magnifique, Comencini filme Venise comme une immense scène, où les promeneurs sont masqués et les ponts autant d’arches reliant les différentes parties d’un décor de théâtre. L’enfant ne verbalise pas sa conclusion que le monde est théâtre, mais elle se lit dans ses yeux. Comencini sait que les enfants ont des jardins secrets, il connaît leur faculté de garder par devers eux certaines souffrances. Dans L’Incompris (1967), un enfant qui a perdu sa mère, n’extériorise pas sa tristesse et son père le croit indifférent ; l’enfant essaie d’attirer son attention et un drame s’ensuit. Dans Casanova, c’est le père qui meurt et la mère qui est indifférente. Mais cette fois, l’enfant ne se mure pas dans sa tristesse. Il a décidé de jouer son rôle dans la mascarade du monde et de porter à son tour un masque.
A la mort de son père, Giacomo est envoyé étudier à Padoue où un prêtre, Don Gozzi, le prend sous sa protection. L’enfant continue d’y mesurer l’écart existant entre l’esprit et la lettre dans le monde des adultes. Cette fois, il est témoin d’un prêtre qui, sous couvert d’exorcisme, profite des faveurs sexuelles d’une jeune fille. Il en tire cette autre leçon, résumée par Don Gozzi à son corps défendant : « le sexe est la seule force pouvant anéantir les forces de l’esprit ». Le conte de l’enfance se referme bientôt et la deuxième partie du film, un peu en deçà de la première, voit Casanova revenir à Venise en abbé. Il a alors 18 ans et possède une beauté qui en fait le centre de l’attention des jeunes femmes de la noblesse vénitienne. Peu à peu, il cède à l’appel des sens et entre dans l’ordre du libertinage au lieu de faire voeu de chasteté pour devenir prêtre.
Le film se déroule en 1742, période rococo : Venise est alors florissante sur le plan des arts et a conquis auprès des artistes une influence qu’elle a perdue sur le plan politique. Aussi Comencini met-il en scène de splendides scènes de groupe influencées par les peintres vénitiens de l’époque ; on reconnaît dans certains plans des tableaux de Tiepolo (les scènes de carnaval), Francesco Guardi (la scène du parloir des nonnes) et Pietro Longhi (la scène de l’arrachage de dent et celle de la présentation du rhinocéros). Le rhinocéros ne fait pas seulement penser au tableau de Longhi : le même animal se retrouvera plus tard dans Et vogue le navire… de Federico Fellini. D’ailleurs, Fellini consacra lui aussi un film à Casanova, en 1976, sept ans après Comencini. Bien que les deux cinéastes utilisèrent chacun Casanova comme prétexte pour filmer la Venise fastueuse du XVIIIè siècle (dans laquelle l’art était perçu comme une compensation pour oublier une réalité moins heureuse), ils le firent avec des intentions différentes. Comencini filma l’art de vivre rococo comme une fête, et s’il n’en cacha pas l’hypocrisie, ce fut pour mieux justifier le choix de Casanova de devenir libertin. Fellini, lui, voulait filmer une Venise baroque et décadente et peu lui importait de défendre un personnage qu’il méprisait et auquel son film faisait subir mille humiliations. De sorte que le Casanova de Comencini, qui épouse le point de vue du personnage, est plus agréable à regarder et plus réussi que celui de Fellini.
Chez Comencini, lorsque Casanova renonce définitivement à entrer au séminaire, il abandonne sa soutane d’abbé, symbole de l’esprit religieux. Ceux qui la retrouvent s’en servent comme d’un déguisement et s’en amusent. C’est assez dire qu’ici l’esprit ne se trouve pas dans les ornements et les apparats de la religion, qui n’étaient à l’époque que des costumes portés par des acteurs jouant la comédie du pouvoir. C’est une autre manière de justifier la vocation véritable de Giacomo Casanova : il refusa de se servir de son esprit comme d’un marche-pied vers le pouvoir et devint écrivain et chroniqueur de son temps à l’issue d’une vie d’art et d’amour.
Strum
Un film magnifique. Je ne dirais pas qu’il est plus réussi que celui de Fellini, plus agréable en sa légèreté apparente, oui. Ils sont tellement différents. Je les aime tous les deux. C’est vrai que le Casanova de Fellini frise parfois la démesure. Mais quelle bande géniale que ces Italiens, disons 1940-1990. Je dois tant à ces gens là. A+.
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Bonjour eeguab, J’ai beau adorer Fellini, je ne suis pas très amateur de son Casanova où il maltraite un peu trop son personnage et où la fête est parfois un peu lugubre. Je préfère les films de Fellini où le baroque est joyeux. Sinon, oui, le cinéma italien de ces années-là est tellement exceptionnel…
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Ton article est vraiment très intéressant et tu m’as donné envie de voir ce film de toute urgence. J’avais vu le Casanova de Fellini mais je n’avais pas été conquise, peut-être trop exagéré et décadent pour moi.
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J’en suis ravi ! Tu ne devrais pas être décue. Visuellement, c’est splendide et Comencini filme très bien Venise.
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Bonjour Strum,
Casanova, un adolescent à Venise de Luigi Comencini est un film superbe, vu et revu à multiples reprises. Je me souviens aussi de son film Les Aventures de Pinocchio, vu enfant et qui m’avait assez troublée à l’époque. Mais je m’en souviens moins bien, et je lui ai toujours préféré ce Casanova, particulièrement la première partie, celle de l’enfance, qui est magnifique à plusieurs points de vue. Je place en tout cas ce film très haut dans ma filmographie des films préférés. Par contre, je n’ai jamais pu voir le Casanova de Fellini dans son entièreté, le réalisateur portant sur son personnage un regard trop impitoyable. Ce regard méprisant me met trop mal à l’aise, bref ce film-là n’est pas pour moi. Je pense que Donald Sutherland a dû faire preuve de beaucoup de courage sur le tournage pour porter tout le poids d’un tel personnage sur ses épaules.
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Bonjour Sentinelle, je vois que nous avons eu du mal avec le Casanova de Fellini pour les mêmes raisons. Moi aussi, j’ai pensé à tout ce que Donald Sutherland avait du endurer pendant le tournage. Cela dit, cela vaut quand même la peine de voir le film jusqu’au bout.
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