Pacifiction : Tourment sur les îles d’Albert Serra : caverne à fictions

Pacifiction est un film dans l’ère d’un temps parfois paranoïaque. Le Haut-commissaire de la République française en Polynésie (qui a qualité de Préfet et représente donc l’Etat) y enquête sur des rumeurs de reprise secrète des essais nucléaires français. A partir de ce canevas à la fois fantaisiste et évoquant les 193 essais nucléaires effectués entre 1966 et 1996 sur les atolls de Mururoa et Fangataufa sans mesures de protection adéquates pour les polynésiens, Albert Serra met en scène un personnage de préfet-enquêteur à la fois las et actif, serein et inquiet, madré et perdu. Vêtu d’un costume blanc, en toutes circonstances et en tous lieux, De Roller (Benoit Magimel) recueille les doléances de la population de Tahiti où gronde un début de révolte, tout en menant avec les moyens du bord une enquête non-officielle qui l’amène à croire que les rumeurs sont peut-être fondées. Un sous-marin aperçu dans la baie, une présence militaire attestée par les virées nocturnes d’un amiral alcoolique, la présence d’individus louches pouvant appartenir aux services secrets américains, renforcent les soupçons de De Roller, qui finit par ne plus faire confiance à sa hiérarchie.

C’est au Paradise, mi-boite de nuit, mi-lupanar, que se retrouvent chaque soir les différents protagonistes du récit, que Serra filme en plans fixes aux couleurs assombries, suscitant l’impression d’une caverne où seraient projetées des images programmées et vaguement décadentes. Même dans les extérieurs, en raison d’un travail d’étalonnage des couleurs que l’on imagine important, les plans ont quelque chose de suspicieux, d’accentué dans leurs contrastes de couleurs ; il y entre de l’artifice, comme si la réalité cachait un secret. Le titre le dit : de fiction ou fantasme, le nucléaire prend corps pour devenir tourment. Peu à peu, De Roller perd foi dans la réalité de ce qu’il observe, lui dont la bonne foi (relative) est attestée par la blancheur de son costume. C’est la perte de ses illusions qu’il fait voir lors d’un monologue nocturne, où il compare la boite de nuit à une scène politique où règneraient le mensonge et la dissimulation, rêvant de son anéantissement. De Roller représentent un pouvoir impuissant plutôt qu’omnipotent, entouré de signes qu’il ne parvient plus à déchiffrer et d’évènements qu’il ne parvient plus à contrôler. A cette aune, bien que certains codes narratifs et vestimentaires (ainsi ces personnages aux lunettes fumées) semblent empruntés aux films d’espionnages américains des années 1970 (Les Trois Jours du Condor et autre), Serra situe son récit dans un temps plus ambigu, moins pyramidal.

L’atmosphère incertaine, la lenteur de ce récit languide (le film est trop long, avec une dernière scène dans la boite de nuit inutile, dont l’esthétique tranche avec le reste) contribuent à un certain état d’engourdissement qui pourra en ennuyer certains. Le rôle de quelques personnages demeure obscur, à l’instar de ce personnage transgenre dont s’entiche De Roller, superfétatoire dans le récit – on ne sait s’il s’agit de représenter l’asexualité apparente d’un De Roller revenu de tout ou de renforcer l’instabilité ambiante. Mais certaines scènes témoignent du sens du cadre du réalisateur, en particulier cette séquence de compétition de surf aux images impressionnantes, où De Roller, toujours vêtu de son costume blanc déphasé, comme un spectateur venu d’un autre monde, d’un autre temps colonial, vient regarder, aux côtés des embarcations polynésiennes, la vague immense dérouler son liséré blanc. L’ensemble baigne dans une moiteur et un pessimisme qui ne sont pas sans faire un (lointain) écho à certains récits conradiens.

Strum

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6 commentaires pour Pacifiction : Tourment sur les îles d’Albert Serra : caverne à fictions

  1. Pascale dit :

    Le film le plus prétentieux et inutile que j’ai vu. Quand on sait comment il a été tourné : « acteurs filmés en permanence par trois caméras pendant des prises très longues sans avoir lu le scenario, sans connaître les partenaires, sans communiquer avec le réalisateur. », je comprends pourquoi c’est aussi abscons et comment les monteurs ont eu du mal à relier les 150 heures de rushs. Ils n’y sont d’ailleurs pas parvenus et ont quand même gardé des scènes aussi inutiles que celle que tu cites et un personnage aussi incompréhensible que le transgenre.
    Pour moi le costume blanc de De Roller m’inspire plutôt des relents de colonialisme.
    J’ai noté aussi à quel point les acteurs jouaient mal. Sauf Benoît Magimel qui doit être un des rares professionnels. Et Sergi Lopez qui passait par là et… ne joue pas.
    L’impression, non, la certitude désagréable d’avoir perdu 3 heures.

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    • Strum dit :

      Je me souviens que tu n’avais pas aimé en effet. Il y a de belles images : cela rachète beaucoup de choses à mes yeux et je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps, même si le film aurait gagné à mon avis à perdre quelques minutes ; mais on parvient quand même à suivre l’intrigue, du moins me concernant – tu as raison pour le costume blanc, c’est sans doute aussi une référence coloniale.

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  2. Martin dit :

    Salut Strum… et merci pour cette chronique.

    J’ai failli aller le voir pour me faire ma propre idée, mais j’ai renoncé… car même ceux qui le défendent, comme toi, émettent pas mal de bémols assez peu encourageants.

    De Serra, je ne connais donc que « La mort de Louis XIV », que j’avais défendu en séance de cinéclub et qui, contrairement à ce que je craignais, avait plutôt plu au public présent ce soir-là. Et peut-être même plus qu’à moi, d’ailleurs, un ami se réconciliant même avec Jean-Pierre Léaud en cette (unique) occasion.

    J’aimerais vraiment trouvé le moyen de voir « Le chant des oiseaux », du même Serra.

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    • Strum dit :

      Hello Martin, avec plaisir. Même si j’ai des réserves, je suis content de l’avoir vu, ne fut-ce que pour me faire ma propre opinion. Je n’avais jamais vu aucun film du réalisateur. Au moins, il a le sens du cadre : la scène de surf du film est impressionnante visuellement.

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  3. JEAN-FRANCOIS RABAIN dit :

    Merci pour ces envois passionnants à lire. Voici la critique d’une histoire de parfum parue sur le site Le Randonneur de Daniel Bougnoux. JFR.

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