
Dans Le Clan des Siciliens (1969), Henri Verneuil semble faire se rencontrer le film policier français et le film de mafia, mais il est en réalité occupé à mettre en scène une série de duels entre acteurs. Le film raconte deux duels concurrents, celui que se livrent à distance le bandit et voleur de bijoux Roger Sartet (Alain Delon) et le commissaire Le Goff (Lino Ventura), et surtout celui qui va opposer Sartet et le sicilien Vittorio Manalese (Jean Gabin) dont le clan familial a pourtant aidé Sartet à s’évader lors d’un transfert en fourgon cellulaire. Au début du film, Verneuil nous amène à croire que seul importe le duel entre Sartet et Le Goff. Les deux hommes se sont défiés dans le bureau du procureur et Le Goff est serein : il tient enfin cet homme qui a abattu deux de ses collègues. L’évasion de Sartet le met en fureur, ses rémissions dans sa tentative d’arrêter de fumer étant la jauge marquant son degré de désarroi, mais il se démène si bien que par deux fois il est proche de retrouver Sartet : un soir en faisant une descente dans un bordel, une autre fois en retrouvant le faussaire qui lui a fabriqué ses faux papiers, qui le met sur la piste du clan Malanese. Simples escarmouches qui ne déboucheront sur rien dans l’immédiat, car au duel classique entre policier et voleur, entre Ventura et Delon, va se substituer progressivement un duel entre deux traditions du banditisme, la française et la sicilienne, entre Sartet et Malanese, qui est surtout le prétexte d’un duel entre Delon et Gabin (car s’il avait été question de réalisme il n’aurait pas été demandé à Gabin de jouer un parrain sicilien). C’est ce dernier duel qui va donner au film sa raison d’être et son impulsion. Pourquoi Malanese a-t-il aidé Sartet à s’échapper alors que les deux hommes ont si peu en commun, c’est ce qui est vite éludé, mais le fait est là : Sartet vit dorénavant chez les siciliens, contraint d’observer leurs règles. Malheur à lui s’il ne le fait pas ; mais malheur aussi aux siciliens car avec Sartet, le ver est dans le fruit.
Pour présenter ses personnages, Verneuil peut compter sur la musique d’Ennio Morricone (toujour plus ou moins co-réalisateur des films où il intervient) qui annonce la première entrée dans le champ de Delon et Gabin ; Verneuil n’a plus alors qu’à suivre son rythme selon un découpage rigoureux : Delon, attendu, est le dernier à sortir du fourgon cellulaire, et l’image se fige sur lui après une série de split-screens ; Gabin arrive quant à lui par un ascenseur au mouvement ralenti. Les deux hommes apparaissent de face et le spectateur peut les regarder à loisir. Le commissaire Le Goff est a contrario d’abord montré de dos, le dos massif de Ventura occupant le champ au premier plan. Cela préfigure ce qui va suivre, l’éclipse de Le Goff, qui ne sera ici que personnage secondaire, que spectateur, qui n’aura ensuite qu’à cueillir les fruits pourris tombés de l’arbre du grand banditisme, après le dénouement du duel entre le voleur français et le mafieux sicilien. Le différend entre générations, entre comportements, entrevue dans Mélodie en sous-sol du même Verneuil avec déjà Gabin et Delon, s’est envenimé.
On cite souvent, pour parler de ce film, du vol de bijoux proposé par Sartet et organisé par Malanese et son complice mafieux Toni (Amedeo Nazzari), dont la résolution est spectaculaire : un avion de ligne de l’époque, un Douglas DC-8, reconnaissable à ses quatre réacteurs longilignes et à son panache de fumée noire en guise de traîne, qui se pose sur une autoroute en rénovation, près de l’aéroport JFK, les voleurs de bijoux échappant au nez et à la barbe de la police américaine, au grand dam de Le Goff, informé de la nouvelle par téléphone et qui écoute impuissant. Mais ce que le spectateur attend, c’est bien l’issue de ce duel entre Sartet, l’individualiste arrogant et autodidacte, et Manalese, le patriarche qui s’honore de suivre une tradition. Cette tradition prétendûment suivie par la famille Malenese, parlons-en. Elle tient du folklore. Elle correspond à une image d’épinal de l’ancienne mafia : une famille qui exercerait certes des activités illégales mais qui respecterait, soit-disant, un code de l’honneur : on ne tue personne lors de la réalisations des coups, alors que Sartet, qui a déjà tué lors de ses cambriolages, ne s’embarrasserait pas de tels scrupules. On ne tue personne, sauf lorsque survient un crime d’honneur, c’est-à-dire lorsqu’une femme trahit le mari sicilien. Cela, le sicilien ne peut le supporter et le crime contre la femme et l’amant serait alors permis, en tout bien tout honneur. Insupportable hypocrisie qui renomme honneur la lâcheté d’un féminicide. Dans ses livres sur la mafia, et notamment Le Jour de la chouette, l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia a montré ce que cette image d’épinal pouvait avoir de mensongère et de trompeuse : le crime d’honneur est un cliché de la littérature et de l’opéra italien, un cliché qui s’est immiscé jusque dans la réalité. La véritable mafia a en réalité des activités criminelles bien plus vastes, que n’intéressent que des questions d’argent, a sur les mains le sang de maintes générations pour des causes tribales.
Dans Le Clan des Siciliens, Verneuil, qui adapte (avec José Giovanni et Pierre Pelegri) un roman policier d’Auguste Le Breton, en reste au cliché du mafieu bon père de famille, bien aidé par ce mélange de bonhomie dangereuse et de gravité que le dernier Gabin portait en lui. Il en fait cependant le ferment de la destruction du clan, la cause de sa chute, la raison d’une vengeance autodestructrice exercée contre Sartet qui a eu la faiblesse de se laisser séduire par la femme d’un des fils Malanese, que joue la belle Irina Demick, poitrine moulée dans un pull aguicheur ; c’est qu’ici les femmes n’ont droit qu’au rôle de tentatrice ou de grande soeur soucieuse des frasques du cadet, ainsi la soeur de Sartet. Ce vieux cliché du crime d’honneur porte en lui sa propre morale : le clan s’élimine de lui-même car en faisant un sort à Sartet, ils mettent Le Goff sur leur piste, le ver qui a dévoré le fruit se faisant dévorer à son tour, suivant un cycle dont rend bien compte l’entêtante ritournelle à la guitare composée par Morricone, qui semble ne jamais pouvoir s’arrêter. Ultime déplacement et troisième duel : celui qui aurait pu opposer Le Goff à Malanese ; mais ce dernier a déjà perdu. La photographie froide d’Henri Decaë, aux couleurs pâles, rend compte de ce monde sans honneur et sans vie. Et à tout prendre, ce vieux cliché du crime d’honneur vaut mieux que la mafia romancée, la mafia de cinéma, la mafia victime impuissante de son propre destin, que Coppola allait mettre en scène dans son Parrain (1971), deux ans plus tard, alors même que dans la réalité, la mafia se faisait plus meurtrière, plus indifférente à la vie, exacerbation de la violence certes aussi montrée par Le Parrain. Coppola devait si bien s’apercevoir de ce que cette vision romancée de la mafia pouvait avoir de contestable qu’il s’employa dans Le Parrain II et Le Parrain III à faire payer à Michael Corleone ce portrait initialement par trop avantageux.
Mais pour en revenir au Clan des Siciliens, il s’agit, pour résumer, d’un film aussi bien construit qu’il est bien joué (il est difficile de départager Delon et Ventura, fidèles à eux-mêmes, et passé le premier moment de perplexité, on accepte vite de voir Gabin en parrain sicilien, son métier dépassant les bornes du rôle), devenu une manière de classique du film policier français, où Verneuil met en scène une série de duels entre icônes du cinéma français prenant le pas sur la description d’un milieu (c’est l’efficacité du récit qui prime plutôt que le monde du film). A la même époque, les films policiers américains se faisaient a contrario plus réalistes, plus soucieux de rendre compte du réel en intégrant les personnages dans la géographie des villes et de leur quartier.
Strum
Mouais, un film qui fait ( trop ) la part belle au trio sur l’affiche …
Presque 5 millions de spectateurs dans les salles quand même, ça doit vouloir dire quelque chose. Et puis les seins d’ Irina Demik 😉
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C’est ce que j’exprimais en parlant d’une série de duels d’acteurs prenant le pas sur la description d’un milieu. Ca reste de la belle ouvrage car c’est bien construit, bien joué, et bien sûr, on peut toujours compter sur Morricone pour co-diriger un film avec sa musique. Sinon, on comprend vite pourquoi Irina Demick est dans le film en effet !
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Dans le fruit, on peut trouver un ver,
mais le vers, c’est dans les poèmes…
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En effet, merci, je corrige cette belle typo !
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Pas vu. Mais j’aime ces acteurs au premier rang desquels Ventura pour lequel je me déplacerais au cinéma à n’importe quel prix (même de Lelouch, c’est dire).
Et je te trouve vraiment dur sur Coppola, je te l’avais peut-être dit lorsque tu as publié ton post mais bon … let’s agree to disagree
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Ventura est toujours formidable, c’est vrai. S’agissant du Parrain, je ne nie pas que c’est un grand film, mais comme on en avait discuté je suis gêné sur un plan moral par la vision romantique qu’il donne de la mafia en faisant du choix de Michael un destin.
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Un film mangé par les trois titans du cinoche français semble-t-il. Voilà qui ne m’étonne guère a l’époque. J’ai dû voir ce « Clan » à la télévision, sans doute au siècle dernier, autant dire que mon souvenir est plus qu’estompé. La Mafia folklorique peinte à partir des écrits de l’auteur du « Rififi » ne me tente pas vraiment, Verneuil n’étant pas ma tasse de café. Finalement, Delon n’aura jamais été mieux servi que les Italiens eux mêmes, notamment lorsqu’il tournait avec Tessari. Et je ne parle même pas de Visconti.
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Le film est pas mal cependant, bien construit et les trois interprètes sont excellents (difficile de départager Gabin, Delon et Ventura) et puis il y a la musique de Morricone.
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