
Dans ses entretiens avec Tomas Pérez Turrent et José de la Colina, Luis Buñuel n’a de cesse de revenir sur cette différence fondamentale entre l’imagination et la réalité : dans la première, tout est permis (ce qui lui permettait d’aimer Sade) et c’est lorsqu’elle se confond avec la seconde que s’expose, qui à la loi, qui à la folie. Dans La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), Buñuel mettait en scène un personnage que ses fantasmes conduiraient à la potence s’ils se réalisaient mais qui sont contrecarrés systématiquement par la réalité. Dans El (1953), qui en est comme une version tragique, Francisco Galvan (Arturo de Cordova) est quant à lui un paranoïaque poursuivant une chimère, celle d’une femme entièrement pure.
Lorsque, au début du film, Francisco rencontre Gloria (Delia Garcès), prénom contenant la promesse d’une union à la gloire de Dieu, il se trouve dans une église, ce qui n’est nullement une coïncidence. Il est troublé par les pieds de cette femme dont le visage semble auréolé de bonté et de bienveillance. D’ailleurs, le mouvement de la caméra de Buñuel, montant des pieds au visage, comme celui d’un oeil regardant une statue (à l’instar d’une Vierge d’église), est un mouvement ascendant, une sorte de montée au ciel, exaltation mystique qui rejoint peut-être ce que Francisco, arborant son écharpe de Chevalier du Saint Sacrement, escomptait de la cérémonie de lavement de pied à laquelle il participe. C’est comme s’il s’imaginait que leur rencontre était sanctifiée, ce en quoi il se leurre déjà car se mêle à son éblouissement spirituel un désir d’ordre charnel : les pieds de Gloria font naître en lui un désir irrépressible dont une scène montrera la répétition plus loin dans le film. Buñuel a toujours réfuté l’idée qu’il était une sorte de fétichiste des pieds, mais les images le trahissent.
Avec une très grande intelligence narrative, Buñuel construit son récit en trois temps, épousant d’abord le point de vue de Francisco, point de vue impérieux reflétant l’obsession qui s’est emparée du personnage, son désir fou d’épouser Gloria. Sauf qu’ici, contrairement au cas d’Archibald de la Cruz, l’obsession est réalisée, du moins ses prémisses : au prix de la trahison de Raoul, un ami avec lequel elle était fiancée, Francisco épouse Gloria. L’imagination, éperonnée par cette première victoire, peut alors commencer son invasion de la réalité, la distordre dès le voyage de noces, au cours duquel on comprend que la félicitée promise ne sera pas au rendez-vous. Non pas à cause de Gloria, qui s’avère être une épouse aimante, presque trop soumise, mais en raison du délire de persécution qui peu à peu va s’emparer de Francisco et que Buñuel va nous montrer dans le deuxième temps du récit en prenant cette fois le point de vue de Gloria. Effrayée, celle-ci voit se développer chez Francisco les signes d’une jalousie si maladive qu’il ne faut plus l’appeler jalousie mais paranoïa. Dès la nuit de noces, dans le train, Francisco somme Gloria de lui révéler ses fautes charnelles passées, avec d’autres hommes, et il n’écoute pas ses dénégations, tout entier submergé par la pensée qu’elle ne peut être pure puisqu’elle possède un corps, puisque tout un monde passé le précède. Parce que Gloria retrouve une connaissance dans la ville qu’ils visitent, il se figure ensuite être poursuivi par cet homme, qui, malheureux hasard, se trouve loger dans le même hôtel qu’eux, dans une chambre contiguë à la leur. La paranoïa de Francisco le confine dans « un tunnel obscur et solitaire », comme dans Le Tunnel d’Ernesto Sabato, ce grand roman argentin sur la jalousie.
Dès lors, la vie de Gloria devient un cauchemar : elle est persécutée par son mari violent et cyclothymique qui la soupçonne d’être une femme duplice et infidèle sous le moindre prétexte ; battue même, une nuit où Francisco lui reproche d’avoir dansé de façon trop languide avec son avocat qu’il lui avait pourtant lui-même demandé de distraire lors d’une soirée. La manière dont le prêtre et la mère de Gloria réagissent lorsqu’elle leur confie les sévices que lui a fait subir son mari, d’un ton bon enfant, en la réprimandant même pour sa légèreté, révèle une acceptation culturelle du phénomène de la femme battue dans la société mexicaine d’alors, livrant Gloria aux mains de Francisco.
Dans une scène célèbre, dont on raconte qu’elle aurait pu inspirer la scène du clocher de Vertigo (1958) d’Hitchcock, autre film sur un homme obsédé par une femme, Francisco emmène Gloria en haut du clocher d’une église, sous les cloches qui sonnent. Le plan composé par Buñuel, filmé en contre-plongée, tient de la vision sortie d’un rêve : il montre Francisco sous une immense cloche, qui semble représenter son imaginaire vorace en train d’oblitérer à ses yeux la réalité, l’aspirer, avaler ce qui lui reste de conscience. Ce qui lui reste, dis-je, car Francisco avait sans doute commencé à emprunter le chemin – en zig-zag – de la folie avant même que ne débute le film : sa maison n’a-t-elle pas des allures de château du moyen-âge, comme si Francisco était un reclus possédé par le rêve moyenâgeux d’un acte sexuel qui serait entièrement pur ? Buñuel filme souvent cette maison le soir et son hall d’entrée immense et zébré d’ombres est semblable au gouffre de l’inconscient de Francisco, rare exemple dans sa carrière, lui qui filmait le surréalisme en naturaliste, d’un usage expressionniste de la lumière (belle photographie de Gabriel Figueroa) et des décors. Même le débarras encombré de la maison semble avoir quelque rapport avec l’esprit malade de Francisco, qui est miné par une autre perspective : ce grand propriétaire a engagé un procès pour récupérer les terres de ses ancêtres où il croit faire face à des ennemis le persécutant.
Dans cette scène du clocher, qui concentre tous les cauchemars, toute la force, de ce film, Francisco se penche par dessus la rambarde, regardant la foule en bas. Il éructe : « à cette hauteur, je vis… loin des méchancetés humaines… d’en haut, on dirait des vers rampants qu’on a envie d’écraser… si j’étais Dieu, il n’y aurait pas de pardon pour eux ». Et l’acte suivant la parole, il manque étrangler Gloria, qu’il identifie avec cette masse indistincte, une ennemie parmi d’autres. Ce que cette scène révèle, c’est que le délire de persécution de Francisco se double d’un désir de toute puissance, d’une passion pour la pureté qui est devenue passion pour la mort et l’oblitération. L’église apparaît comme le domaine où cette passion est stimulée, où sa croyance folle en l’existence de la pureté, alors que la pureté n’est pas de ce monde, peut grossir de ses regards fous et de ses gestes toujours plus violents, de ses pulsions atroces comme lorsqu’il veut recoudre l’hymen de sa femme. Dans plus d’un film, Bunuel a reproché à l’église son hypocrisie, sa propension à dissimuler les vices de la bourgeoisie d’un « voile de poésie » (expression que l’on retrouve dans La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz et qui a longtemps fait florès chez les contempteurs de l’église – on la retrouve même chez le Zola de Pot-Bouille). Dans El, Buñuel va plus loin encore (même si le curé est un inoffensif mondain amateur de bonne chère) puisqu’il fait donc de l’église en tant qu’institution, en tant qu’enclave surtout, avec ses pierres froides, son allée centrale obscure et son architecture baroque, le lieu même où grandit la passion de la pureté de Francisco (au début), son délire de persécution aussi (à la fin). Ce fervent chrétien croit en une justice divine qui ne saurait contrevenir à ses droits ; elle doit indifféremment faire tomber la foudre sur Gloria (se prenant pour Dieu, il veut alors la tuer) et sur ses adversaires dans son procès pour récupérer les terres de ses ancêtres. « Mes ennemis sont puissants et veulent ma perte » dit-il dans son langage de paranoïaque. Que l’on se dresse sur son chemin de Juste signifie pour lui que l’on a forcément maille à partir avec une puissance obscure et ricanante (d’où ce ricanement qui résonne dans son for intérieur). Son impuissance à gagner son procès redouble son impuissance à contrôler sa femme, à réconcilier son image de pureté avec la réalité du monde (je crois moins en revanche à l’idée de l’impuissance physique de Francisco ; bien qu’il se soit marié vierge, le film ne suggère pas qu’il n’ait pas réussi à consommer son mariage).
Dans la dernière partie du récit, Bunuel redonne le point de vue de la narration à Francisco. Mais c’est alors un Francisco qui a été complètement dévoré par son imagination, qui voit dans des images mentales le monde entier se moquer de lui. Images non pas surréalistes (car le surréalisme, c’est la destruction de la relation de cause à effet, ce sont des images automatiques et sans cause débarrassée de la frontière entre imagination et réalité, bien et mal ; narrativement, El ne fait pas partie des films surréalistes de Buñuel), mais projections d’un inconscient devenu fou. Dans les entretiens que j’évoquais au début de cet article, Buñuel confie qu’il avait mis une partie de lui-même dans Francisco, et notamment sa détestation du « bonheur des sots », sa jalousie, aussi, ou sa violence latence. Peut-être était-ce pour Buñuel une manière de mettre à distance une partie de lui-même, mue par des désirs obscurs. Mais lui-même, contrairement à Archibald et Francisco, contrôlait les élans de son imaginaire, les canalisant dans un autre type de « tunnel », celui de la création artistique, pour les déverser dans ses films. Echec commercial à sa sortie au Mexique, El est un des grands films de Buñuel, au récit ramassé et très bien mené (le sens du récit était une des grandes qualités du cinéaste qui signe le scénario, adapté d’un roman de Mercerdes Pinto, avec Luis Alcoriza), aux confins parfois du film noir, comme un lointain cousin du Violent de Nicholas Ray dont le héros veut aussi tuer la femme qu’il aime.
Strum
Bien vu la relation avec Le Violent, pour moi Ray et Luis Buñuel ont beaucoup de points communs, j’avais déjà dit ici que je le considèrait comme un surnaturaliste et non comme un surréaliste. El est l’un de ses meilleurs films je pense, avec Le Fantôme de la liberté, Tristana et ses deux premiers films d’avant-garde que je trouve toujours assez puissants… Si mes souvenirs sont bons la jeune femme prénomme à la fin du film son fils Francisco… Elle est en compagnie d’un type bien sous tous rapport pondéré et rationnel… Mais médiocre aux yeux du réalisateur qui préfère les Francisco. Non ?
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Ta mémoire ne te trahit pas en effet, l’enfant se prénomme Francisco, ce qui est très étrange vu tout ce que Gloria a eu à subir des mains de son ancien mari. Je pense en effet que Bunuel préfère probablement les Francisco aux Raoul médiocres. Il avait ce côté radical et intransigeant de certains surréalistes. Oui, El est un de ses meilleurs films. Je n’aime pas tellement en revanche Le Fantôme de la liberté que tu cites, ôde à ses premiers amours surréalistes dont la narration discontinue me casse un peu les pieds. Mes deux préférés sont L’Ange exterminateur et Archibald de la cruz je pense. Jamais vu Un Chien andalou et L’Age d’or.
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