
Les Proies (1971) de Don Siegel est l’histoire d’une bataille pendant la guerre de Sécession. Ce résumé pourrait sembler étrange à propos d’un film racontant l’histoire d’un caporal nordiste blessé, McBurney (Clint Eastwood), recueilli et soigné (dans un premier temps) dans une école de jeunes filles en territoire sudiste. Pourtant, Siegel nous invite lui-même à considérer ainsi son récit en l’inscrivant dans un encadrement : les premières images du film sont tirées de photographies d’époque, montrant des soldats morts sur les champs de bataille ; le dernier plan est un retour au noir et blanc sépia, comme si le récit principal était extirpé d’une d’archive de guerre racontant la mort singulière de Mc Burney. Malgré les apparences, nous ne sommes pas dans un hors-champ, dans un à-coté de la guerre de Sécession ; celle-ci n’est pas une simple toile de fond, mais cet acte fondateur de l’histoire des Etats-Unis qui a contaminé par sa violence les corps et les esprits dans le microcosme du pensionnat de Martha Farnsworth, où se prolonge la guerre par d’autres moyens, de manière souterraine derrière la façade des bonnes manières. Tout cela n’est pour McBurney qu’un sursis – ce n’est pas d’entrer dans le pensionnant qui le condamne, mais d’avoir revêtu l’uniforme de soldat, comme l’indique la chanson du film, chantée par Eastwood lui-même.
Le découpage nerveux, la caméra mobile, qui donne des ruades soudaines, les fondus-enchainés entremêlant certains plans (selon une esthétique baroque pas toujours heureuse du reste) donnent au récit un rythme assez vif (il y a très peu de plans d’exposition, de transition) et contribuent à ce sentiment que nous restons sur un champ de bataille, où il est question de vie et de mort. Les protagonistes en sont McBurney, qui veut survivre, et les jeunes filles du pensionnat dont l’éducation sudiste consiste à apprendre le français et les bonnes manières et qui tiennent les nordistes pour des diables violeurs de jeunes filles. La lutte paraît au début inégale, comme celle d’un loup entrant dans un gynécée : McBurney, bien qu’encore affaibli par sa blessure, abat rapidement ses cartes (un plan le dit littéralement) en entreprenant de séduire les jeunes filles dans les bonnes grâces desquelles il espère rentrer. C’est d’ailleurs le sens du titre original (The Beguiled, soit les « séduites », détourné de son sens par un titre français hasardeux, a fortiori si l’on imagine que celui qui sera in fine trompé, c’est McBurney lui-même). Jeu dangereux que celui de McBurney, car au lieu de se concentrer sur une seule femme, il en séduit trois, Edwina (Elizabeth Hartman), la maîtresse, Martha (Geraldine Page), la directrice, et à son corps défendant, Carol, une élève délurée, sans compter cette petite fille de 12 ans qui l’a trouvé blessé dans la forêt. Sans doute compte-t-il sur le fait qu’il est le seul homme de la maison, sur le confinement forcé que les femmes subissent depuis plusieurs mois aussi, les condamnant à une certaine frustration sexuelle. Une autre alliée pourrait être Hallie, la servante noire, dont il se rapproche en remarquant qu’ils sont tous deux esclaves. Mais grisé par ses premiers succès, McBurney va commettre une erreur en couchant avec la seule femme qui ne pourrait lui être d’aucune utilité : Carol, une simple élève. C’est que lui aussi est le sujet de pulsions, y compris sexuelles, pouvant s’imposer à sa raison. Jalouses, Edwina et Martha se vengeront de cette trahison, en conjuguant des forces que McBurney avait sous-estimées, comme ce corbeau retenu prisonnier lui aussi par un lien. Comme à la guerre, la bataille avait commencé avec des parties élaborant un plan dicté par la raison ; et comme à la guerre, le jeu des pulsions, des passions, prend le meilleur sur la raison. D’objet d’adoration, mâle dominant un gynécée, McBurney va devenir objet de persécution, dominé, Clint Eastwood passant avec conviction de l’un à l’autre.
Cette impression de lutte de tous contre tous, de toutes contre toutes même, est constante dans le film, y compris lorsque Siegel nous fait voir (par des images mentales et des voix off) le monde intérieur des personnages où la lutte continue, cette fois entre le passé et le présent, entre les devoirs et les pulsions. Martha est ainsi écartelée entre sa volonté de protéger le pensionnant de McBurney et son désir d’un homme pouvant remplacer un frère avec lequel elle avait des relations incestueuses, mais aussi entre les injonctions de la religions et son désir sexuel, que Siegel va confondre dans une scène de rêve audacieuse, voire provocatrice (mélangeant pietà et acte sexuel à trois), dont la nécessité narrative n’est pas évidente tant les désirs de Martha étaient visibles (l’origine en est peut-être le roman de Thomas Cullinan que le film adapte et dont on dit le plus grand bien). Quoiqu’il en soit, il n’y a ici ni bien, ni mal, juste des pulsions, des volontés et des personnages duplices (à l’exception peut-être de la candide maitresse) se faisant face, McBurney n’ayant lui-même aucune espèce de scrupule, y compris quand il couche avec une mineure. La religion, les bonnes manières, la joliesse du jardin, apparaissent comme autant de voiles tentant de dissimuler une nature humaine foncièrement avide et individualiste. La première image du film (après les photographies d’époque) que dissimulent au premier plan les branches et les lichens des arbres ; les fondus-enchaînés arrêtés en leurs milieu ; les images mentales qui contredisent le présent : tout cela appartient à cette impitoyable opération de dévoilement. Siegel découpe son film avec un sens du récit évident, puisque l’attention du spectateur ne faiblit pas malgré le huis-clos. Sofia Coppola réalisa un remake fade et vaporeux du même nom.
Strum
Superbe ce film, c’est vrai que le remake, sans doute le moins bon film de Sofia Coppola, est fade.
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Oui, le remake passe un peu à côté du sujet ou n’en retient en tout cas qu’une partie.
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Pour se remettre dans le contexte de l’intrigue, rien de mieux que le documentaire de Ken Burns,
« The Civil War », qu’ARTE rediffuse en ce moment (dispo en replay). Un chef d’oeuvre documentaire, un chef d’oeuvre cinématographique, réalisé avec une incroyable économie de moyens et d’effets, et qui nous plonge dans cette immense tragédie. Il est d’ailleurs assez ironique qu’une chaîne française diffuse cette merveille, à l’heure où nous nous souvenons (pardon, à l’heure ou certains se souviennent…) qu’il y a 150 ans débutait la première guerre franco-allemande, qui allait clore violemment l’Empire et déboucher sur la Commune, la IIIème République, la guerre de 14-18, évènements tout autant documentés par l’image et le texte que cette foutue Guerre de Sécession…
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Merci pour l’information ! Je n’ai pas vu ce documentaire.
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Et bien voyez-le, et je suis sûr que vous ne serez pas déçu ! Chose amusante, la façon qu’a Ken Burns d’exploiter par de subtils mouvements de caméra les photos de cette époque, a été surnommé « Burn’s effect », et est devenu je crois une application de certains logiciels de montage…La bande son aussi est magnifique, d’autant que les airs qui la parcourent nous sont familiers.
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Un superbe huis clos avec des personnages bien malades et Clint plus maso que jamais.
Les femmes lui en font voir… J’ai revu récemment Un frisson dans la nuit.
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Elles lui en font voir mais il a d’abord essayé de se servir d’elles.
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Question subsidiaire (ou pas) : Clint Eastwood a-t-il jamais été plus vulnérable que dans ce film ? Ce n’est certes pas son personnage le plus aimable, mais ce sombre fruit de sa collaboration avec Don Siegel mérite le détour pour sa relative originalité.
Merci d’en avoir (re)parlé, Strum. C’est aussi l’un des rares films où Clint Eastwood… 😉
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Avec plaisir Martin. Certes, ici, il part démuni et vulnérable dès le départ.
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Démuni, vulnérable mais sex-symbol quand même. Ce n’est pas rien, j’ai toujours été un peu gêné par la mise en abîme faite par Eastwood lui-même de sa propre « attractivité », ça m’empêche d’être en sympathie complète avec ses films – si ce n’est certains tics de mise-en-scène : lorsqu’il fait un clair-obscure on dirait qu’il résume l’ambivalence de l’humanité. Les Proies est à mon avis l’un de ses meilleurs films en tant qu’acteur. J’aime beaucoup Honkytonk man, Bronco Billy et l’Échange… je dois avouez un nette réserve pour Sur la route de Madison, le film le plus narcissique de l’histoire du cinéma
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Je vois ce que tu veux dire. Je n’ai jamais été un grand amateur de Clint Eastwood en tant qu’acteur mais il est très bien ici, très crédible en homme duplice passant du statut de dominant à dominé.
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Martin : si je comprends bien ton sous entendu final… il y a aussi Gran Torino, Sur la route de…
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Non. Gran Torino et Honkytonk man.
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