
John Ford réalisant un film britannique sur un inspecteur de Scotland Yard, de surcroît dans un genre policier qui lui est largement étranger, voilà qui peut surprendre. C’est pourtant ce à quoi il s’attela en 1958, alors qu’il cherchait un projet pour prolonger son séjour après son film irlandais Quand se lève la lune. Le film adapte un roman policier de John Creasey faisant partie d’une série consacrée à l’inspecteur Gideon (d’où le titre original du film, Gideon’s day). Le scénario en est de T.E.B. Clarke que l’on connaît pour ses scripts réjouissants des comédies des studios Ealing. Hélas, ce qui fonctionnait dans ces dernières, à savoir un goût pour le pittoresque et l’understatement anglais, s’avère ici impropre à créer la tension qu’appelle un récit policier et entre en conflit avec la substance du film.
Inspecteur de service raconte la rude journée d’un inspecteur de Scotland Yard qui doit démêler quatre ou cinq affaires le même jour, tout en pensant à ramener le saumon que lui a demandé d’acheter son épouse pour le dîner. La légèreté du ton de l’ensemble se heurte à la sinistre réalité des différentes affaires évoquées dans le film, parmi lesquelles on trouve plusieurs meurtres ainsi que le viol et l’assassinat d’une jeune fille par son oncle. C’est d’ailleurs à l’occasion de cette dernière affaire que Ford redevient Ford au cours d’une brève scène où Gideon rencontre la mère de la victime et se trouve enfin à court de mots et de flegme, scène que Freddie Young éclaire avec une attention particulière qui la rend émouvante. Car en ce qui concerne le reste, la texture des images déçoit ou s’avère trop soumise au maussade londonien, comme si cet exil cinématographique était aussi pour Ford un exil esthétique, et Gideon s’avère être une figure de l’ordre trop sûre d’elle, et les affaires disparates sont résolues trop facilement, pour affermir, unifier, donner un écho au récit, qui apparaît dès lors constitué d’une suite de sketches, avec comme fil conducteur, le fameux saumon, l’impossibilité pour Gideon de rentrer à l’heure pour dîner, et un jeune policier zélé prompt à donner des contraventions de voirie. Par une de ces coïncidences qu’un scénario enfermé dans une logique de résolution peut imaginer, ce même policier zélé va tout à la fois arrêter un coupable et entamer une romance avec la fille de Gideon, et ce de nouveau le même jour.
C’est un peu trop de convenances et de coïncidences plaisantes pour l’auteur de ces lignes, tout fordien qu’il soit. Sans doute, on peut comprendre ce qui a intéressé Ford, dont il ne faut jamais sous-estimer la malice, dans ce déplacement de la notion d’héroïsme jusqu’à cet héroïsme du quotidien qui lui était cher, amenant au constat que ramener un saumon à l’heure pour dîner et avoir un mot pour sa fille est plus difficile que d’arrêter de dangereux malfaiteurs. On songe à ce trait d’esprit de Péguy : le père de famille, cet aventurier des temps modernes. Mais cet homme soi-disant ordinaire triomphe avec une si désarmante efficacité des méchants que l’on finit par se demander s’il est si ordinaire que cela. Cette approche, et l’oscillation constante entre drame et humour, tirent un peu trop sur la corde de l’incrédulité et amoindrissent à la longue (car le début reste plaisant) l’intérêt d’un film qui prétend s’inscrire dans le genre policier, lequel requiert un minimum de suspense. A cet égard, la scène où Gideon se cale confortablement dans son fauteuil tout en allumant sa pipe alors qu’il est mis en joue avec un pistolet achève d’ôter tout sentiment d’inquiétude au spectateur quant au sort de ce héros sans peur et sans reproche (autre que celui de son absence au foyer). L’interprétation de Jack Hawkins, qui se partage entre flegme et accès d’irritation, accentue cette impression. Un Ford mineur, donc, qu’on ne recommandera, en tant que curiosité, qu’aux amateurs du cinéaste.
Strum
En effet je ne conseillerais le film qu’aux familiers de Ford tant il est inscrit à l’intérieur de son œuvre. Car Ford n’est pas le cinéaste de plusieurs films mais d’une saga qui va d’un seul bloc.
Ford sort en 1957 et 1958 deux films produits par Lord Michael Killanin et réalisés outre-atlantique, Quand se lève la lune et Inspecteur de service, qui semblent indiquer à quoi aurait ressemblé son cinéma sans l’Amérique. En l’absence de dimension subliminale.
Deux films modestes qui seront très mal distribués, puisque celui-ci sortira aux USA dans une version courte en N&B. Les distributeurs n’ayant pas été convaincus par le potentiel commercial du film. Les deux films seront des échecs commerciaux. Inspecteur de service répond directement aux productions américaines et on se joue à reconnaître les figures habituelles de Ford. Comme toi je pense que l’intérêt du film ne repose jamais sur le suspense, une figure narrative absente il me semble de toute l’œuvre de Ford. Je ne le classerais pas non plus dans la catégorie : film policier. C’est en revanche un film sur un policier. Le film aurait, pourquoi pas, pu se passer dans une grande ville du centre des États-Unis, mais le sens en aurait été tout autre. Le critique communiste Jean Roy avait analysé le film sous un angle marxiste, mais faisant bien ressortir l’opposition entre le devoir/ le travail et la famille/le foyer qui est au centre du film. Si le foyer peut se transformer en commissariat, le commissariat ne peut se transformer en foyer. Le film est plein de touches très intéressantes, mais c’est vrai qu’il peut aussi dépassionner si on s’attache à résoudre des intrigues policières. On remarquera la présence d’Anna Massey la fille du grand Raymond Massey dans sa première apparition au cinéma, elle sera habituée par la suite à des petits rôles dans des films plus poisseux : Le Voyeur, Frenzy, Bunny Lake a disparu… Voilà pour mon point de vue ; )
J’aimeJ’aime
Merci ! 🙂 On se rejoint sur plusieurs points donc. S’agissant de l’analyse de Jean Roy, j’aurais plutôt vu l’inverse à la lumière du film car le commissariat pourrait devenir un second foyer mais pas le foyer un second commissariat malgré l’obligation de ramener le saumon. Sinon, oui, j’avais bien noté l’apparition d’Anna Massey, qu’on ne peut oublier après avoir vu Le Voyeur de Powell (le contraire dans Frenzy, un des rares Hitchcock que je n’aime pas).
J’aimeJ’aime
L’idée de Jean Roy était (de mémoire) que le saumon était encombrant et ridicule dans le commissariat et qu’en revanche lorsqu’à lieu la réunion dans la cuisine, très vite la pause déjeuner est abrégée pour travailler en télétravail dirions-nous aujourd’hui…
Je pense que le film est mieux qu’une simple curiosité même si en effet c’est pas tonitruant et fascinant.
J’aimeJ’aime
J’ai dit qu’il n’y avait jamais de suspense chez Ford mais j’ai trouvé quelques exemples : le duel de Stagecoach, les procès de Young Mr Lincoln et Sergent Rutledge… ou encore le combat contre l’ennemi invisible dans Lost Patrol. Il y a sans doute beaucoup d’autre exemples, mais le suspense n’est jamais le vecteur principal de sa mise en scène.
Pour parler d’un cinéma absolument contraire à celui d’Inspecteur de service je voulais connaître ton opinion sur Kathryn Bigelow, Arte lui consacre un cycle et je suis étonné de l’unanimité autour de ses films que personnellement j’ai beaucoup de mal à apprécier, à cause du rythme, du « faux » suspense, de son style faussement documentaire, de la difficulté de s’identifier aux personnages… Bref pour moi du jeux vidéo et de la série télé.
J’aimeJ’aime
Oui, il y a quelques exemple, mais c’est toujours traité rapidement. Une exception quand même : le règlement compte à Ok Corral à la fin de My Darling Clémentine. Je n’ai pas d’avis sur Kathryn Bigelow car je la connais très mal : je n’ai vu que Point Break à sa sortie il y a des lustres.
J’aimeJ’aime