Fleurs d’équinoxe de Yasujirô Ozu : une défaite et une victoire

On ressent dans Fleurs d’équinoxe (1958) comme une secrète gravité, comme quelque chose que le film est sur le point de nous dire et que nous ne saurons jamais. Chaque plan semble contenir son propre secret chuchoté au creux de l’image, inscrit dans les couleurs pleines des matières, car il s’agit de la première oeuvre en couleurs d’Ozu – qui n’en a pas moins conservé son directeur de la photographie Yuharu Atsuta. Il nous reparle de la famille en tant que digue et mesure du temps qui passe, et du mariage en tant qu’équinoxe de la vie (d’où le titre), moment séparant l’existence en deux périodes distinctes. Mais la perspective du mariage est ici différente de celle d’Eté précoce (1951) ou Printemps tardif (1949), où Setsuko Hara refusait de se marier. En surface, les films d’Ozu racontent toujours la même histoire, mais en profondeur, il n’en est rien.

L’histoire de Fleurs d’Equinoxe est essentiellement celle de Wataru Hirayama (Shin Saburi), un père de famille autoritaire qui ne peut supporter de voir sa fille ainée se marier sans son accord. Le film met en scène un conflit de générations, mais qui est surtout le révélateur d’autres conflits. Au début, Hirayama et sa femme Kiyoko (Kinuyo Tanaka – la Miyagi des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi) se rendent à un mariage durant lequel Hirayama est invité à prendre la parole. Il assure aux jeunes époux qu’ils seront heureux car leur mariage n’est pas arrangé comme ceux de l’ancienne génération et qu’ils s’aiment d’un amour véritable. La conviction de son ton, et l’insert d’un plan de Kiyoko, font comprendre au spectateur que son propre mariage ne fut pas heureux et que lui et sa femme eurent à subir les conséquences d’un choix qui n’était pas le leur. Cette façon de procéder montre aussi le peu de considération d’Hirayama pour son épouse qui ne peut manquer d’être blessée par un discours public révélant indirectement qu’Hirayama ne l’a sans doute jamais aimée. Un peu plus tard dans le film, Ozu filme Kiyoko chez elle, écoutant une musique à la radio et y prenant un plaisir manifeste. Son mari rentre alors à la maison et lui intime d’un ton dur d’éteindre le poste de radio, et Kiyoko de s’exécuter. Ce bref passage révèle que si ce mariage fut malheureux, il dût l’être doublement pour elle, contrainte de vivre avec un homme ne supportant ni la contradiction, ni d’autres désirs que les siens. Mais nous n’en saurons pas davantage sur l’histoire de ce mariage, qui va rester dans l’ombre du récit principal. Il s’agit pour la nouvelle génération de conjurer cet héritage de vie déçue, d’empêcher sa répétition.

Le film contient plusieurs scènes faisant voir la contradiction existant entre la personnalité publique agréable d’Hirayama, que ses amis viennent consulter pour un conseil, et qu’il reçoit avec amabilité dans son entreprise, et la manière dont il se comporte chez lui, en autocrate désagréable se débarrassant de sa veste en la jetant par terre en attendant que sa femme la ramasse. Cet homme habitué à être obéi, à la situation professionnelle enviable, va subir un affront quand un inconnu vient lui demander la main de sa fille Setsuko et assure qu’elle est consentante. Cette dernière avait caché cette relation à ses parents. C’est pour Hirayama une humiliation qu’il est si peu prêt à pardonner que lorsque que son consentement, qu’il a d’abord refusé, lui est arraché par une amie de Setsuko mise dans la confidence et assez astucieuse pour décrire le cas de sa fille comme étant le sien, il affirme qu’il ne se rendra pas à ce mariage maintenant inéluctable. C’est à la fois un déni de la réalité (qui n’est pas conforme à l’image intérieure qu’il s’est fait du rôle de père), une indifférence pour les sentiments de sa fille et la rancune qui lui dictent son comportement, lequel est en contradiction flagrante avec son discours d’ouverture où il prônait l’importance du choix et de l’amour dans un mariage. Kiyoko, qui saisit cette occasion pour exprimer une frustration longue de plusieurs années, lui reproche à juste titre ses contradictions, qu’il revendique avec mauvaise foi.

Ce qui rend le film si émouvant, c’est que le conflit qu’il décrit n’est pas seulement un conflit de générations (entre pères et filles, tradition et modernité), pas seulement un conflit familial (entre mari et femme), mais aussi un conflit intérieur. Les champs-contrechamps filmés à 90 degrés d’Ozu font voir ces oppositions secrètes ou à moitié avouées – ainsi, les femmes et les hommes sont rarement filmés ensemble dans le même plan. Hirayama est le siège inconscient, ou semi-conscient, d’impulsions contradictoires où se confrontent les traditions héritées d’une société aux racines historiques anciennes dont le regard est tourné vers le passé et la réalité de la vie individuelle et familiale qui regarde devant elle. Lorsqu’il tient un discours progressiste pour dénoncer la pratique des mariages arrangés, Hirayama est sans doute tout aussi sincère que lorsqu’il s’oppose ensuite au mariage d’amour de sa fille car il n’a pas choisi lui-même le marié. Il est le réceptacle passif d’une tradition importante pour Ozu mais dont il reconnaît qu’elle n’a jamais été favorable aux femmes japonaises, qu’il s’agisse des épouses ou des filles.

Ozu fait voir les valeurs véhiculées par cette tradition dans une superbe scène quasi-muette qui a lieu à nouveau dans le cadre d’un mariage et qui n’est une digression qu’en apparence. Hirayama boit avec ses amis et ils parlent de leurs enfants et de l’ancien temps. L’un d’eux récite alors un poème épique japonais chantant les louanges des guerriers ayant participé aux grandes guerres d’antan, dans le Japon d’avant l’ère moderne. Ozu filme un par un ses personnages de pères écoutant le poème, aux cheveux grisonnants, au regards hagard, aux traits affaissés, dans de magnifiques gros plans méditatifs, et le contraste entre les paroles guerrières et la réalité de leur visage et de leur situation fait voir que ces hommes sont conscients de leur affadissement, de la perte des armes dérisoires de la virilité, de leur défaite face au temps. Exercer sur leur foyer un semblant d’autorité était peut-être pour eux le seul substitut qui leur restait du pouvoir, exalté par la tradition, des samouraïs. Le repos des guerriers n’est plus ce qu’il était ; Ozu le constate tout en les regardant avec compassion, lui-même déchiré sans doute entre plusieurs injonctions, entre nostalgie et attendrissement pour Kiyoko et Setsuko. Pour Hirayama, perdre ce qu’il croyait être ses attributs de père est une défaite de plus, s’inscrivant dans une lignée de défaites essuyées par une tradition entièrement masculine où les femmes avaient si peu de place, sinon celle d’ornement et de réconfort du foyer.

A cette aune, à la tristesse et à la nostalgie des pères peut répondre la joie des filles et des femmes ; le mariage de sa fille est pour Kiyoko une compensation, une joie par procuration. A travers Setsuko, elle va connaître un peu de cette liberté dont elle fut privée – certes, dans une certaine mesure seulement, car ce n’est pas Setsuko elle-même qui avait décidé de la demande en mariage mais son fiancé, qui avait pris l’initiative d’aller voir son père sans la consulter. Néanmoins, peut-être que Kiyoko pourra dorénavant allumer plus souvent la radio. La défaite apparente des pères est ainsi aussi une victoire, de Kiyoko sur sa vie, mais également, in fine, d’Hirayama sur la tradition raide dont il a hérité, puisqu’il va changer d’avis. La famille reste une digue face au temps, face aux nouveaux temps, qu’Ozu symbolise par ses plans de gare et de pont, et c’est ce que Hirayama, en se laissant porter par les rails de la vie, en acceptant finalement sa nouvelle place dans la famille, qui reste une place de choix, pourra constater. C’est comme si Ozu définissait deux attitudes possibles face à la vie qui passe comme un train : rester immobile, et prendre le risque de mourir dans la solitude, ou bien prendre en marche le train du changement, du moins dans ce qu’il offre de favorable, et tenter de participer à la promesse d’un renouvellement, en recueillant les fleurs d’équinoxe de cette nouvelle vie qui commence, en préservant ce qui peut l’être des traditions et de la vie familiale. Les femmes auront été le vecteur du changement d’attitude d’Hirayama. Sans elles, aurait-il changé ? Posons la question autrement : avait-il le choix ? Qui le sait ? Oui, il y avait bien une gravité secrète à l’oeuvre dans ce film, qui n’est pourtant pas dépourvu d’humour occasionnellement, et cette gravité secrète navigue dans ses images et reste avec soi ensuite.

Strum

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7 commentaires pour Fleurs d’équinoxe de Yasujirô Ozu : une défaite et une victoire

  1. Je l’ai vu il y a très longtemps et je ne m’en souviens plus très bien mais comme tu le soulignes, chez Ozu (période après guerre parce qu’avant c’est un peu différent), tous les films se ressemblent et tous sont différents. J’ajouterais aussi que tous sont sublimes, c’est probablement l’un de mes cinq ou six réalisateurs préférés.

    Ton post m’a donné envie de le revoir, pourvu qu’un de me cinémas de prédilection se fende d’une rediffusion…

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  2. Strum dit :

    Oui, il y en a plusieurs qui sont à voir et dispensent une égale sérénité ou presque. Ils sont rediffusés régulièrement à Paris. Sinon, il y a plusieurs coffrets DVD/blu-ray qui sont aujourd’hui disponibles même si tu sembles surtout (re)voir les films lors de reprises sur grand écran.

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    • C’est vrai Strum. Je vois les films surtout sur grand écran. Je n’ai pas d’écran digne de ce nom chez moi (un petit ordinateur, c’est tout). Le BFI avait fait un cycle Ozu il y a sept ou huit ans et j’avais dû voir une vingtaine de films en deux mois. Ça a été un véritable enchantement

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  3. Valfabert dit :

    Avec la couleur qu’Ozu adopte dans ce film, certains objets acquièrent une autonomie de « natures mortes » à côté des personnages et donnent ainsi une tonalité picturale à l’image, que j’apprécie beaucoup.
    Le conflit intérieur du père, auquel tu fais justement allusion, est montré avec audace par le cinéaste. En alternant les scènes où Hirayama exprime ses convictions et celles où ses réflexes de père traditionnel prennent le dessus, le réalisateur met en scène un cas de double pensée qui ne relève pas de la psychologie mais plutôt de l’anthropologie, je trouve. C’est d’ailleurs un des mérites d’Ozu d’exposer les diverses relations en jeu sans recourir au portrait psychologique. Dans cette double attitude du père transparaît à mon sens le décalage existant entre l’évolution souvent rapide des modes de pensée, dans le Japon moderne notamment, et l’évolution lente des profondeurs de la vie sociale, en l’occurrence des structures familiales. En effet, les contradictions d’Hirayama me semblent renvoyer au phénomène qu’Emmanuel Todd décrit comme la différence entre « le temps rapide du subconscient éducatif » et « le temps lent de l’inconscient familial ». A propos de ces questions de rythmes décalés, on peut l’observer, la prise de conscience finale d’Hirayama – que révèle sa décision de rendre visite à sa fille mariée – a lieu dans un train, comme si ce dernier jouait un rôle d’accélérateur.

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    • Strum dit :

      Tout à fait d’accord avec toi. J’aime moi aussi beaucoup les films en couleurs d’Ozu, que je préfère à ses films en noir et blanc car on y trouve en effet une qualité picturale particulière. C’est intéressant ce que tu notes sur le décalage entre l’évolution des modes de pensée et l’évolution plus lente de la structure familiale, avec ce facteur d’accélération de l’innovation technologique en effet. Cependant, je pense qu’on ne peut pas faire l’économie de la psychologie individuelle quand on parle d’anthropologie et a fortiori quand on raconte une histoire. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’on apprend probablement plus sur l’humain dans la fiction que dans les manuels d’anthropologie ou de philosophie.

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      • Valfabert dit :

        Il est certain que la double pensée dont je parlais, même quand elle renvoie à d’autres facteurs, a nécessairement une base psychologique. La psyché humaine est toujours là, dans la fiction comme dans la réalité (du moins tant que l’homme n’est pas devenu l’homme-robot dont certains semblent rêver aujourd’hui). Je te suis donc tout-à-fait lorsque tu dis qu’on ne peut pas faire l’économie de la psychologie individuelle. Ce que je soulignais est le fait qu’Ozu ne brosse pas le portrait psychologique de ses personnages. Ce sont les interrelations qui l’intéressent plus que les individualités.

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