Le Val d’enfer de Maurice Tourneur : en famille

le val d'enfer

Voici sans doute l’un des plus beaux films français tournés sous l’occupation, l’un des meilleurs de Maurice Tourneur, cet inconnu parmi les grands cinéastes français, dont on connait davantage le fils en raison de sa brillante carrière américaine. Ce qui séduit d’abord dans Le Val d’enfer (1943), c’est le découpage : tout est dit en un minimum de plans, souvent d’une durée brève. Ce qui entraîne ensuite l’attention du spectateur, c’est le sens du récit : inéluctable jusqu’au retournement soudain de l’accident. Ce qui rend admiratif c’est la capacité de Tourneur à raconter trois destins en même temps : celui de Noël Bienvenu (Gabriel Gabrio), qui gère une entreprise exploitant une carrière dans le midi où règne une chaleur de fournaise ; celui de Marthe (Ginette Leclerc), la jeune fille perdue de son meilleur ami mourant qu’il va recueillir à sa demande ; celui des vieux parents de Noël (Edouard Delmont et Gabrielle Fontan) qui vivent encore chez lui alors qu’il a déjà 49 ans et qui ne veulent que son bonheur.

Comme dans les meilleurs films noirs (bien que Le Val d’enfer soit plus que cela), on devine rapidement ce qui va advenir : Noël, un homme malheureux et seul que son fils a déçu, va tomber amoureux et épouser la jeune et sensuelle Marthe, qui lui est reconnaissante de l’avoir sauvée de la déchéance mais qui ne l’aime pas. Ainsi qu’elle le résumera plus tard dans une formule frappante, il y a des moments où le mariage est comme un suicide. En un plan montrant ses yeux fixes restés ouverts quand Noël la prend dans ses bras, Tourneur fait voir ses préventions et ses doutes – car à ce stade du récit, il s’agit de cela plutôt qu’un calcul de garce de film noir. Noël n’est pas seulement beaucoup plus âgé qu’elle, il ne peut offrir à cette jeune citadine ce qu’elle désire. Et puis, rester seule tous les jours auprès de beaux-parents très âgés dans une maison qui donne sur la carrière, en subit les bruits et les désagréments, n’est pas une vie pour la jeune femme. 

Cela les parents de Nöel le savent et tentent d’inciter leur fils à mieux s’occuper de sa jeune épouse. Ils forment un formidable couple de personnages, vieux sages qui voient tout quand Nöel, par trop candide et brusque, juge mal les êtres, y compris son propre fils, né d’un mariage précédent. Ces vieux parents perspicaces accueillent à bras ouverts leur bru mais déchantent ensuite quand elle trompe leur fils avec un capitaine de péniche dont elle s’éprend. A nouveau, Tourneur fait voir cela en un seul plan, sans dialogues : le regard insistant du capitaine pendant la noce, qui trouble Marthe. De même pour le moment où les parents comprennent cet adultère qu’ils craignaient, où un seul plan suffit, Tourneur filmant son couple de vieillards de l’extérieur : on aperçoit alors, à travers la vitre, leur visage inquiet et leur dialogue muet et impuissant. Une femme qui joue avec la solitude, c’est comme un enfant qui joue avec des allumettes, dit le vieux père. Lui-même d’ailleurs comprend les raisons de la jeune femme et lui sait gré d’avoir rendu, fut-ce quelques mois, leur fils heureux. Mais cette dernière, pris dans les filets de la passion, devient peu à peu odieuse, ne s’entendant plus avec ses beaux-parents, qui vont comprendre qu’ils ne sont plus chez eux lorsque Noël, séquence émouvante, remplace les vieux meubles de la maison par un mobilier moderne mais sans âme pour faire plaisir à sa jeune épouse. Les meubles, « comme le sang des veines, comme une galerie d’ancêtres qui les regardent ».

Ces compliments mérités étant faits, je ne crois pas que le critique puisse regarder ce film, si beau soit-il, sans s’interroger sur les valeurs familiales qu’il transmet dans le contexte de Vichy et je voudrais en dire quelques mots sans porter de jugement définitif. Que Le Val d’enfer soit un film produit en 1943 par la Continentale, firme française aux capitaux allemands dirigé par Alfred Greven, n’en fait pas, bien entendu, un film colportant la propagande du régime de Vichy pour cette seule raison. Il en va de même pour Les Inconnus dans la maison de Recoin et Le Corbeau de Clouzot, qui ne sont pas des films vichystes. En revanche, on est obligé de noter que l’intrigue du Val d’enfer s’accorde plutôt bien avec la notion de « corps familial » mise en avant par Vichy et que s’y exerce une sorte de justice immanente par l’intermédiaire de l’étrange personnage du « sauvage » (à cet égard, on ne peut parler ici de « destin » puisque que l’accident est prémédité) à l’encontre de Marthe, le personnage extérieur venu de la ville qui menace le corps familial et ses meubles qui sont comme le sang des veines. Cela n’empêche pas l’épilogue, avec la reconstitution de la famille originelle, d’être très beau, et on ne veut pas dire par là que Tourneur et son scénariste Carlo Rim doivent être suspectés de sympathies vichystes, a fortiori s’agissant de Rim qui vivait en France libre avec sa femme juive et abrita l’acteur résistant Robert Lynen, d’autant plus que la question de la mise à l’hospice des parents âgés se pose quels que soient les régimes, mais il ne me semble pas inutile dans la perspective du travail critique relatif à ce film de partager cette observation qui rend compte d’un contexte culturel et sociologique qui dépasse Vichy. C’est du reste la marque des grands films que de faire l’objet de plusieurs interprétations possibles, plusieurs interrogations parfois contradictoires, qui n’épuiseront pas leur sujet et n’apporteront pas de réponse ferme et définitive. Et après tout, Vichy n’a pas non plus le monopole du sujet de la famille et de la question de savoir ce qui la constitue. On retrouve à la lumière l’un des grands chefs-opérateurs français, Armand Thirard.

Strum

 

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