Le premier plan de Madame de… (1953) nous montre une main furetant dans des boites à bijoux, volant d’une armoire à l’autre, hésitant entre telle fourrure chérie, tel chapeau orné d’un voile. La caméra l’accompagne en plan séquence, attirée par cette main étourdie et frivole, qui va choisir deux boucles d’oreilles en diamant. Endettée, Madame de… (Danielle Darrieux) se trouve contrainte de vendre en secret ce cadeau de son mari André (Charles Boyer), un général à la démarche élégante, à l’assurance indulgente. Souriante, glissant dans sa chambre dans le froufrou des voilages de sa toilette, Madame de… sort de sa chambre, attrapée au vol par la caméra d’Ophuls qui descend avec elle l’escalier dans un deuxième plan séquence. D’emblée, Max Ophuls fait de sa caméra le cavalier de son héroïne, la traîne de son coeur, qui monte et descend les escaliers, qui glisse en tournant dans les salles de bal, tout comme elle suivait dans un mouvement vertical les hauts et les bas du Plaisir, les personnages de La Ronde en travellings latéraux. Parfois, une scène semble exister uniquement pour permettre à cette caméra espiègle de se dégourdir les jambes, ainsi lorsque l’on suit ce commis descendre et monter l’escalier pour ramener au bijoutier ses accessoires. Et pourtant, rien ne parait superflu ou inutile dans ce film sublime, l’un des chefs-d’oeuvre du cinéma français des années 1950, où l’art d’Ophuls brille de tous ses feux.
Madame de… est l’histoire d’une femme qui tombe amoureux d’un flirt dans un milieu où les femmes ont le droit d’être coquettes, de donner de faux espoirs à leurs soupirants, mais non de céder aux élans de leur coeur. C’est l’histoire d’une femme « superficielle sans être superficielle » pour reprendre les propos d’André qualifiant la nature de sa relation amoureuse avec sa femme, faite de confiance et de distance. Et c’est aussi l’histoire de cette caméra opérée par Alain Douarinou sous les lumieres de Christian Matras, qui se croit au bal elle aussi, qui virevolte au milieu d’un décor si bien conçu qu’on ne perçoit pas tout de suite que le film se déroule souvent dans des intérieurs de taille modeste, et qui passe elle aussi de la frivolité au drame. Au début, le film raconte les pérégrinations de ces boucles d’oreilles que Madame de… a vendues, qui ont été rachetées par André et données en cadeau d’adieu par ce dernier à sa maîtresse, créant entre lui et sa femme un rapport d’égalité, faisant du mari un acteur lui aussi de ces bagatelles. Frivolité amusante et partagée que symbolisent ces boucles d’oreille survolée par une caméra curieuse. Le passage au drame est progressif, va s’affirmer lorsque les boucles d’oreille perdent leur caractère amusant pour devenir non plus la représentation du lien complice d’un couple mais à la fois le symbole de leur désunion et le creuset d’une passion. C’est la caméra d’Ophuls qui va dessiner les lignes de ce monde s’affaissant.
La frivolité est un art de vivre, qui consiste en un mouvement continu. L’être frivole ne s’arrête pas, passe d’un mot d’esprit à l’autre, d’un sourire à l’autre, d’un accessoire vestimentaire à l’autre. C’est un mouvement contenu et familier, celui des bals, des dîners, des sorties à l’opéra de Madame de… avec son mari, avec ses galants, qui ne sont pas ses amants (ceci est important : elle ne trompe pas physiquement son mari). Madame de… perd son caractère frivole pour devenir un personnage tragique quand elle ne parvient plus à contenir le mouvement de la frivolité qui devient alors un égarement. Cette accélération est derechef signalée par des mouvements de caméra : lorsque se multiplient les danses de Madame de… avec le baron Donati (Vittorio de Sica), la caméra accompagne le couple comme un miroir indiscret, un parmi d’autres. Elle tourbillonne, tournant autour d’eux, comme si elle s’étourdissait de son propre mouvement. Madame se trouve alors prise dans ce tourbillon initié par la caméra : elle ne se contrôle plus, elle est comme poussée par ce souffle, qui est celui irrésistible de ses sentiments. Pour elle, le monde tout entier est devenu une illusion, dont on aperçoit le reflet dans les nombreux plans de miroir du film, tandis que seul existe son amour pour Donati. Au jeu du paraître (le miroir comme image) se sont substituées les lois de l’amour (le miroir dispensateur d’illusion).
Certains ont déduit de la frivolité intiale de Madame de… qu’elle était un personnage vide, assez médiocre, notamment en raison du roman de Louise de Vilmorin dont est tiré le film. En réalité, son personnage est beau parce qu’elle va se trouver tout emplie de son amour pour Donati qui la mène vers un effrayant absolu. C’est Donati qui est vide : en ne lui autorisant même pas un petit mensonge, il se montre beaucoup plus tributaire qu’elles des préjugés et des règles de son milieu. Qui traite durement Madame de… pour sa coquetterie oublie aussi qu’elle est malade. Son coeur est fragile, les trop fortes émotions lui sont déconseillées. Aimer Donati à la folie, c’est donc mettre en jeu sa vie, la donner en sacrifice au dieu cruel de l’amour, qu’elle avait négligé jusqu’à présent. Le chemin que suit Madame de… ne la mène pas à l’amour mais à la mort. C’est cette contradiction qui se retrouve dans cette réplique célèbre qu’elle souffle à Donati quittant son domicile : « je ne vous aime pas… je ne vous aime pas… », qui montre qu’elle ne sait déjà plus ce qu’elle fait, s’agrippant à cette porte derrière laquelle se trouve son amant, mais qu’elle a la conscience du danger qui la guette. Elle est en lutte contre elle-même, contre André, contre son milieu, puisque l’amour qu’elle ressent est en butte aux interdits de la haute société qu’elle fréquente. La frivolité obéit à des règles que l’amour ne connaît pas.
Son mari André la regarde s’égarer, au début soucieux ensuite sourcilleux, mais reste quant à lui fermement ancré au sol, ce qui lui prête une force dont elle est désormais dépourvue. Lorsqu’André a compris que sa femme avait perdu la tête et qu’il intime au Baron Donati de reprendre les boucles d’oreilles qu’il lui a offertes, elle tombe malade. Le mouvement ralentit et s’arrête momentanément car la frivolité a été vaincue et se trouve exclue du cadre : la caméra se fixe pour contempler Madame de… malade et résignée. Mais ce n’est qu’une façon pour elle de reprendre son élan ; ce film est tout entier mouvement. La caméra va reprendre sa marche en suivant désormais une ligne droite, via des travellings latéraux menant Madame de… au bas de la colline où se déroule un duel entre André et Donati qu’elle craint fatal pour son amant. Madame de… gravissant cette colline malgré son coeur malade, c’est une ascension, une passion sans retour, la caméra désignant une nouvelle fois le chemin. Il faut regarder cette scène avec en mémoire la main frivole du début qui n’arrivait pas à se fixer sur un objet. La main est devenue caméra qui montre du doigt à ce coeur affolé, tout empli de son amour, une direction unique et irréversible, à l’horizon inconnu.
Danielle Darrieux parvient si bien à suggérer la frivolité de son personnage et son égarement progressif que son personnage parait se fondre dans la matière du film. Elle forme avec Charles Boyer et Vittorio de Sica un trio inoubliable. Chacun est un arbitre des élégances, tous vont se trouver brûlés par le feu de la passion.
Strum
en effet – trio exceptionnel ! Faudra que je le re-regarde (notamment au vu de ce que tu écris « :Il faut regarder cette scène avec en mémoire la main frivole du début qui n’arrivait pas à se fixer sur un objet. La main est devenue caméra qui montre du doigt à ce coeur affolé, tout empli de son amour, une direction unique et irréversible, à l’horizon inconnu » ….
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Oui, revoir : un de ces films dont on ne se lasse pas d’admirer la mise en scène.
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Par une étrange coïncidence, j’ai revu ce film il y a tout juste deux jours. Je l’ai beaucoup plus apprécié par rapport à mon premier visionnage du film. En effet, le personnage de Danielle Darrieux est très beau et très émouvant au final, passant du statut de femme superficielle à celui de femme passionnée et torturée, qui n’est pas sans rappeler les héroïnes de Balzac.
Et bravo comme toujours pour tes remarques sur la manière dont la caméra épouse habilement les sentiments de l’héroïne.
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Merci Knulp. C’est vrai qu’à la fin, elle a un côté héroïne de Balzac. C’est un très grand film qui m’avait émerveillé lorsque je l’avais découvert il y a 20 ans. Et le charme opère toujours.
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A l’évidence ce bijou me semble plus beau à chaque nouvelle vision (et je l’ai vu souvent). Et raement un trio d’acteurs a pu être à l’aune d’une telle magie. Je ne classe jamais les films mais Madame de… est insurpassable d’élégance et d’émotion. Quelle intelligence virevoltante, quelles scènes que le bal, la valse des bijoux, l’église, la gare et cet extraordinaire duel final dont je t’ai déjà parlé. Bien incapable d’une analyse aussi fine et étayée que la tienne je te félicite une fois encore.
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Un bijou en effet. Le mot suffit presque. Quelle intelligence dans ce film en effet. Tout est parfait. Merci Edualc.
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« je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas… » et pourtant si, moi je l’adore ce film (comme Ophuls adorait Darrieux), sans doute mon préféré du réalisateur. Ton texte aussi je l’adore, car il sait capter dans ses tournures délicates et ciselées toute l’émotion et l’intime sensibilité de ce film qui va bien au-delà de la simple adaptation littéraire. J’avais dans mon modeste article insisté sur le motif de la boucle, cette « rondeur » de la mise en scène caractéristique du style Ophulsien. Sans doute avec lui le plan séquence n’aura jamais été aussi élégant (il fait l’admiration de Kubrick et de Scorsese au point de vouloir l’émuler ensuite). Le terme de chef d’œuvre n’est sans doute pas inapproprié.
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Merci. Je me souviens de ton bel article. On peut déceler plusieurs motifs dans les mouvements de caméra si soyeux d’Ophuls en effet. Ce qui me frappe surtout chez lui, c’est la verticalité des mouvements de caméra, qui suivent les hauts et les bas du plaisir et de l’amour.
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