Refaire Solaris (1971) en le débarrassant de son appareillage de film de science-fiction pour mieux dire les choses. C’est ce que semble entreprendre Tarkovski avec Stalker (1979). Le thème en reste de la fragile idée de Dieu ou de l’absolu dans un monde qui ne croit plus, de ce qui reste de cette idée quand la foi est frappée d’interdit ou discréditée. Dans Solaris, l’astronaute Kris rencontrait un Dieu infirme, sous la forme d’une planète-océan exauçant les désirs inconscients, et il réalisait alors qu’il ne pouvait renoncer à croire. Dans Stalker, le Dieu infirme a perdu toute forme, est en-deçà de la représentation ; il n’est plus qu’une présence invisible et vainement espérée dans une pièce aux murs vermoulus, au plancher pourri, à moitié envahie d’une eau croupie, au sein d’une maison abandonnée dans la nature. De même que Solaris, Stalker est l’adaptation d’un livre de science-fiction, d’Arcadi et Boris Strougatski, dont l’argument intrigant est d’une race extraterrestre de passage ayant laissé sur Terre certains artefacts situés dans un lieu contaminé, la Zone, que monnayent des chasseurs de trésor, les Stalkers. Mais plus encore que Solaris, qui reste une adaptation relativement fidèle, Tarkovski arrache Stalker au genre de la science-fiction pour en faire le lieu d’une interrogation angoissée, un film aussi bien métaphysique que spirituel, qui se situe aux confins du cinéma, aux frontières de la prière. Tout ce qui dans le livre permettait de situer temporellement et géographiquement le récit a été supprimé, de même que ce qui le rattacherait à un genre, Tarkovski ayant du reste renié rétrospectivement les « gadgets pseudo-scientifiques » (selon ses propres termes) de Solaris. L’étrange couleur sépia recouvrant les images du film en dehors de la Zone, comme le feraient le vernis usé d’un tableau abimé ou les bords assombris d’une ancienne photographie, résume cette indétermination matérielle. Ce futur déjà vieux est privé de jeunesse.
Narrativement, le récit a été ramené à une seule incursion dans la Zone, toutes les péripéties du livre ayant été écartées. La Zone n’est plus un terrain de jeux où se nichent des artefacts de science-fiction aux étonnantes propriétés, mais un coin de campagne presqu’abstrait à force d’indétermination, enfermé dans un périmètre de sécurité autour duquel sillonne une garde fantôme, relié au monde par un chemin de fer rouillé et grinçant. C’est là, selon l’incipit du film, qu’un objet a chuté du ciel et que des troupes venues enquêter se sont évaporées. Il est question de « miracle », d’une « Chambre des désirs » exauçant les vœux, que renfermerait la Zone. Le personnage du Stalker est un passeur y faisant entrer clandestinement, un intercesseur avec le divin ou l’inexplicable, peu importe le nom que l’on utilise ici, guidant ceux qui, prêts à risquer leur vie, recherchent la Chambre.
Tarkovski ne veut rien cacher de ses intentions, ne veut plus dissimuler son désarroi existentiel derrière des images (pour autant qu’il l’ait jamais fait), ne veut plus que le genre cinématographique soit ce à quoi on résumerait un film, tentation des critiques et des spectateurs, qui par esprit de classification rangent les films dans des catégories connues. Il veut que ses angoisses et ses interrogations résident dans les images même, en forment la matière inquiète, que tout le film soit l’expression d’une interrogation sur le sens de la vie, pourvu qu’elle soit sincère. Stalker est un film nu, presqu’un essai fictionnel en mouvement, pas moins une confession que Le Miroir (1975), bien que la narration en soit d’un seul tenant, puisque si le film ne contient pas les souvenirs de la propre vie de Tarkovski, il exprime ses propres pensées, telles qu’il se les formule à lui-même, ses propres tentations. Cela explique, autant que les obstacles dressés par la censure soviétique, la difficile gestation du film. De même, il ne se donne plus la peine d’imaginer d’autres personnages, en-dehors du Stalker et de sa famille, que l’Ecrivain et le Professeur, qui sont les représentants d’une famille de pensées ou d’une disposition d’esprit qu’il aperçoit dans l’URSS des années 1970. L’Ecrivain, un intellectuel bouffi d’orgueil, écrit pour lui plutôt que pour les autres, il a perdu la fonction de diffuseur culturel et spirituel qui devrait être la sienne et ne recherche la Chambre qu’en vue de sa propre gloire. Le Professeur, un scientifique, est lui prêt à détruire cette Chambre au nom de la crainte qu’elle pourrait être manipulée par des personnes mal intentionnées, prêt à mettre à exécution la condamnation de « l’opium des masses », à moins qu’il ne s’agisse de conjurer le risque d’une Propagande d’Etat. Sans doute croit-il bien faire, mais au lieu de protéger l’humanité, il tuerait les hommes en détruisant la Zone, qui ne peuvent vivre sans espoir. Tous deux, l’Ecrivain et le Professeur, plutôt que de s’en prendre à la médiocrité de leur caractère, à leurs insuffisances, invoquent le caractère corrupteur de la société actuelle, reportant la faute sur le monde moderne, tendance vieille comme l’humanité, dont l’exemple le plus pur dans la littérature russe est peut-être le personnage de Laïevski dans Le Duel de Tchekhov, qui se prétend « défiguré par la civilisation ». Pour autant, l’Ecrivain et le Professeur ne s’entendent pas et leurs disputes quant au sens de la vie émaillent leur voyage, à la façon des grands dialogues des livres de Dostoïevski qu’aimait tant Tarkovski. Le Stalker, l’Ecrivain et le Professeur vont entrer dans la Zone, cheminer de concert dans ses chemins de traverse envahis de mauvaises herbes, peiner dans ses tunnels humides, progresser pareils à des aveugles dans un minuscule périmètre en se guidant à coup de boulons lancés au hasard pour ouvrir la voie, et ce qui filmé par un autre serait la promenade fastidieuse et incompréhensible de trois illuminés dans un terrain vague devient vu par Tarkovski une fébrile aventure humaine disant les affres de notre condition.
La nudité de Stalker se retrouve dans le personnage éponyme qui n’a plus rien de Redrick Souhart, le chasseur de primes bagarreur et vindicatif du livre. C’est un homme d’apparence faible, humble et candide, qui sera durant le voyage dans la Zone, constamment houspillé et moqué par le Professeur et l’Ecrivain, battu même par ce dernier. « Du bonheur pour tout le monde ! » demandait dans le livre Redrick à la « Boule », cet artefact extraterrestre censé satisfaire les voeux. Le Stalker du film n’ose rien demander à la Chambre, que ce soit pour lui ou pour les autres, car son humilité est extrême. Il se sent écrasé par les temps et indigne de son sacerdoce. Au début, on le voit dormir sur son lit et Tarkovski le filme du plafond mais de beaucoup plus près que dans Andreï Roublev où le point de vue du ciel qui était celui de la caméra disait l’immensité du monde, la croyance dans le caractère salvateur de l’art. Dans Stalker, le ciel est bas comme un couvercle, du moins dans le monde d’en dehors de la Zone de Stalker, où la couleur sepia des images, épaisse comme du pois, désigne un monde sans transcendance, privé d’espérance. A contrario, Tarkovski filme la Zone en couleurs car elle est le lieu où se trouve a priori l’espérance d’un monde meilleur. C’est l’idée esthétique la plus frappante du film que de faire d’une zone soi-disant contaminée un lieu de couleurs, et de faire a contrario de notre monde réel un lieu pesant où les personnages paraissent en danger de se dissoudre dans le brouillard. Notre temps trouvera un autre sens au mot Stalker qui désignera ceux qui entraient dans l’enceinte maudite de Tchernobyl quand la radioactivité de la zone était niée par le pouvoir soviétique. Singulier film que celui-ci, qui veut faire de la plus extrême faiblesse la mesure de l’héroïsme humain, et d’une dérisoire promenade « au bord du chemin » la représentation de la recherche de l’espérance. Parfois, le spectateur est rivé à l’écran par la force des images, d’autres fois, il se demande comment cela va finir, ce que signifie ce film pour lui, à quoi riment ces jets de boulons dans l’herbe. Mais il finit toujours par attendre, par faire sien l’espoir de l’entrée dans la Chambre, l’entrée peut-être dans sa propre Zone. Tarkovski lui demande d’abandonner tout esprit rationnel, d’imaginer l’invisible qu’il ne montre pas, si ce n’est de façon détournée dans la toute dernière séquence, au moment précis où tout espoir a été abandonné, quand on n’attend plus rien, quand la désillusion est venue.
L’espoir fait vivre. Le film donne à voir la représentation de ce dicton car la Zone est la raison de vivre du Stalker qui pourtant contrarie inlassablement cet espoir. La Zone est une immense friche, à la fois végétale et minérale, abandonnée des Visiteurs d’autrefois, quels qu’ils aient pu être. Une friche humide, traversée des eaux filantes d’une rivière translucide, où s’étendent aussi les eaux dormantes d’un lac. Eau et limon désignent chez Tarkovski la naissance et la renaissance. Et l’on voudrait croire à un moment donné que l’eau suintante de la maison abandonnée, que la pluie qui tombe dans ses pièces ouvertes, sont la source d’une eau lustrale où le Stalker, l’Ecrivain et le Professeur pourraient se baigner pour regagner l’espérance. Mais cette récompense ne leur sera pas accordée, car la maison n’est pas, en réalité, le lieu magique concret que l’on voudrait nous faire croire. Comme dans Solaris, elle est la représentation mentale de leur désespoir intérieur, la projection de leur être, caverne dont la dimension immaterielle ne peut qu’être imaginée grâce au mixage sonore où les gouttes d’eau qui tombent, les voix des personnages qui sont comme des plaintes, résonnent dans un espace clos, forment des cercles concentriques de sons. La Zone n’est que ce que les personnages y apportent. Ce n’est qu’en entrant en eux-mêmes qu’ils trouveront une raison de vivre et non dans un monde extérieur forcément décevant dont il faut se garder de faire un bouc émissaire. De même, le Laïevski de Tchekhov ne trouvera l’apaisement qu’en lui-même. Sans doute est-ce pour cela que dans Stalker, tout l’attirail habituel de la représentation, des péripéties, du signifié, se trouve quasiment expulsé du champ du film.
Qu’est-ce que Stalker a encore à nous dire en 2019, où l’on observe une résurgence des religions qui nous éloigne de l’ancienne URSS, où certaines croyances ont été persécutées et où la foi telle que l’entendait Tarkovski était trop souvent le prétexte de tartuffes ? Du reste, Stalker n’est pas le film le plus facile de Tarkovski, ni le plus beau, ni le plus hypnotique, car les images en sepia ne possèdent pas le pouvoir de fascination de ses autres films. Pourtant, on peut encore puiser quelques réflexions dans la matière du film, à la source de ses plans d’eau. D’abord, au regard de la situation actuelle, cette idée que ce n’est pas la civilisation dans son ensemble qui est d’abord coupable, ni un sous-groupe ethnique, économique ou sociologique déterminé, mais nous-mêmes pris individuellement, puisque nous sommes le seul levier que nous pouvons actionner, le reste échappant à notre contrôle direct. Toutes les religions, tous les pouvoirs, prétendant le contraire et désignant des boucs émissaires sont aux mains de tartuffes. La Chambre des désirs est donc en nous-mêmes et non en un lieu extérieur. Chacun possède en soi cette Chambre, caverne ancienne gardée par des interdits inconscients, où sont étendus des rêves oubliés, des requêtes abandonnées, et dans un coin humide, l’espérance de jours meilleurs. La Zone évolue au fur et à mesure comme nous-mêmes qui avons plusieurs vies car nous changeons constamment. C’est ce qui fait de nous des êtres humains, que nous soyons de la race des Stalker, des écrivains, des scientifiques, et autres avatars de la condition humaine. C’est précisément la raison pour laquelle ce for intérieur doit être préservé, en URSS ou ailleurs, pour le passé, le présent et le futur. La contrainte physique est une chose, les incitations, les suggestions mentales dans le champ culturel, économique ou politique, en sont une autre, et il faut les reconnaitre comme telles. Chacun doit s’efforcer de préserver sa faculté de croire à quelque chose, préservée des images et des réseaux de l’extérieur. A cet égard, la Zone du film entre aujourd’hui en résonnance avec l’urgence liée au dérèglement climatique et ses images d’une nature envahie de détritus sont comme la prescience d’un désastre écologique, comme l’anticipation de Tchernobyl.
Dans Stalker, l’espoir de Tarkovski n’est plus qu’une lueur vacillante, car il lutte contre la censure d’une dictature, contre un environnement hostile, cette lueur que le héros en exil de Nostalghia (1983) tentera de protéger de sa main tout en marchant, la métaphore se trouvant incarnée dans cette image, de même que l’idée du cours hésitant et difficile de notre vie se trouve incarnée dans les images de Stalker. Tarkovski vacille et son espoir vacille, face au pouvoir soviétique en particulier, qui ira jusqu’à empêcher sa femme et son fils de le rejoindre quand il sera en exil en Italie. Même l’artiste qu’il met en scène (l’Ecrivain) ne croit plus en l’art comme instrument de transformation du monde. L’Ecrivain est dévoré par l’orgueil, pourtant il est sincère à sa façon, se faisant l’écho des interrogations de Tolstoï sur le sens de l’art. Que peut apporter l’art à quelqu’un qui meurt de faim ? Andreï Roublev et son affirmation du caractère salvateur de l’art est loin. Ce n’est pas non plus au Stalker, pouvoir spirituel vacillant lui aussi, que la Zone fera don de quelque chose. Il possède pourtant cette humilité dont Tarkovski fait une force quoique le désespoir le mine. Mais le don sera accordé à la fille mutante du Stalker, qui semble avoir d’extraordinaires facultés. Confier la lueur de l’espoir à la prochaine génération, ce sera aussi la conclusion du Sacrifice (1986), le dernier film de Tarkovski, promesse à crédit et message d’espoir né du désespoir.
Strum
Très beau texte que je prendrai plaisir à reparcourir, et qui nous replonge dans l’œuvre métaphysique de Tarkovski et de son mythique Stalker.
Je crois que le film parle autant de son époque que de la nôtre en effet, la question du spirituel étant au centre de notre actualité, comme le prédisait Malraux. Elle prend toutefois bien des formes aujourd’hui et le combat écologique peut aussi résonner à travers Stalker. Dans mon souvenir, la caméra s’attarde sur le végétal comme sur le minéral.
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Merci. Ce n’est pas mon Tarkovski préféré mais cela reste toujours une expérience de revoir Stalker.
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« Confier la lueur de l’espoir à la prochaine génération », c’était effectivement aussi le cas dans Andreï Roublev avec le jeune fondeur de cloche, à qui son père n’avait pas transmis les techniques de fabrication. Ce n’est pas mon Tarkovski préféré non plus, et je n’arrive pas à voir Stalker sans penser à la mort du réalisateur et de son auteur fétiche, Anatoli Solonitsyne, morts tous les deux prématurément d’un cancer du poumon, probablement développé sur le site du tournage du film, suite à la pollution chimique de la centrale électrique de Tallinn en Estonie. Le combat écologique, souligné par princecranoir, résonne donc particulièrement ici, après coup. On n’est plus que jamais éloigné du caractère salvateur de l’art mais bien plus proche du Sacrifice…
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J’aime beaucoup Anatoli Solonitsyne également, en particulier sa voix. Moi, c’est en le voyant fumer pendant le film que j’ai pensé à son cancer du poumon. Mais sans doute en effet que la pollution à Tallinn a compté.
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