A première vue, Une Femme cherche son destin (Now, Voyager) (1942) d’Irving Rapper illustre l’histoire du vilain petit canard d’Andersen. Charlotte Vale est une femme au physique ingrat vivant recluse dans la demeure des Vale, riche famille de Boston. Sa mère acariâtre qui ne l’aime pas la traite en domestique, sa nièce en a fait un objet de moquerie, et elle se terre dans sa chambre, destinée croit-elle à passer sa vie ainsi, à jamais vieille fille humiliée. Mais sa belle-soeur Lisa lui fait rencontrer le docteur Jaquith (Claude Rains), un psychiatre qui la persuade de suivre un traitement dans sa clinique. Cette analyse fait merveille, encore qu’elle lui permette surtout d’échapper à la coupe de sa mère tyrannique, et voici Charlotte métamorphosée (extraordinaire Bette Davis qui passe de femme laide et complexée à déesse de la haute bourgeoisie bostonienne), s’embarquant quelques mois plus tard sur un bateau de croisière munie des recommandations de son thérapeute.
On ne se s’étonnera pas que le philosophe américain Stanley Cavell, qui tenait le cinéma américain classique pour le continuateur moderne du perfectionnisme moral d’Emerson, ait consacré un chapitre de sa Philosophie des salles obscures à ce film. Celui-ci relate la transformation d’une femme qui se libère des liens familiaux et des conventions pour mener une vie meilleure. Suivant les recommandations de son thérapeute et du poète américain Walt Whitman qui donne au film son titre original (« Now, Voyager, sail thou forth, seek and find » lit-on dans Feuilles d’Automne), Charlotte s’élance enfin dans l’aventure de la vie, un voyage à l’égal du cinéma, pour savoir qui elle est vraiment. Le film a explicitement recours à l’idée de métamorphose puisque la robe de soirée qu’elle revêt lorsqu’elle rencontre le séduisant Jerry Durrance (Paul Henreid) possède un motif d’ailes. La métaphore est claire : de vilain petit canard, Charlotte est devenue cygne admiré, et c’est l’amour de Jerry, une âme solitaire comme elle, qui lui donnera la force nécessaire pour se délivrer de l’emprise de sa mère. Or, le récit ne s’arrête pas là. Au contraire : la majeure partie du film porte sur ce qui se passe après la fin du conte d’Andersen. Et cet après comporte son lot d’épreuves car le cygne ne peut effacer ce qui a précédé ni croire comme dans un conte que la vie n’oblige plus à aucun effort. Charlotte porte les stigmates de son passé et sur elle pèsent toujours des obligations familiales. Le destin ne lui offre pas d’échappatoire facile car Jerry dont elle tombe amoureuse est déjà marié.
On pourrait se contenter d’écrire qu’Une femme cherche son destin est un mélodrame et que la loi du genre veut que Charlotte traverse diverses épreuves s’interposant entre elle et le bonheur. Sauf que le film n’établit pas le constat de l’impossibilité du bonheur pour Charlotte. Le fait que Charlotte déclare qu’elle est « immunisée contre le bonheur », les conventions de l’époque qui l’empêchent de trouver auprès d’un homme marié le réconfort qu’elle mérite, ne sont pas une raison suffisante pour conclure que Charlotte demeure malheureuse. Le film pose plutôt la question suivante : existe-t-il pour Charlotte un bonheur non conventionnel atteignable hors les murs de la bonne société ? En d’autres termes, le cygne peut-il vivre à sa manière en dehors du lit de la rivière qui est celui de la société ? Sans doute est-ce une question que nombre de femmes choisissant de devenir indépendantes se posaient en 1942. Charlotte y répond à sa manière en imaginant une peu orthodoxe vie à trois qui semble devoir la satisfaire à défaut d’atteindre « les étoiles ». Pour toujours ? Nul ne le sait. Le navire de la vie n’empreinte pas un trajet unique ; on n’arrive jamais à bon port car on change sans cesse, les métamorphoses ne sont jamais définitives mais multiples (relisons Ovide) et peut-être que de cygne Charlotte deviendra autre. Le « Deviens, ce que tu es » de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra est impossible à réaliser. On ne devient jamais un ou une ; jamais le même, jamais immobile.
On se souvient d’Irving Rapper aujourd’hui pour l’essentiel comme d’un réalisateur ayant mis en scène Bette Davies dans ce qu’on a appelé les woman’s movies, des films de l’âge d’or d’Hollywood narrés du point de vue d’une femme (il y en eut beaucoup plus que dans la cinéma français de la même époque où le point de vue était presqu’exclusivement masculin). Une femme cherche son destin (quel beau titre français) est considéré comme son film le plus important. Sans doute le récit n’y est-il pas propulsé par l’image (assez conventionnelle pour le coup) qui accompagne la narration au lieu de la devancer, mais l’interprétation, la force des dialogues et le sens du destin du film offrent de larges compensations. Claude Rains et Paul Henreid, qui confèrent à leur personnage beaucoup d’humanité, devaient se retrouver la même année dans Casablanca de Michael Curtiz, autre production de Hal B. Wallis. La musique de Max Steiner est utilisée à profusion, peut-être trop, mais elle est très belle, s’inspirant de Tchaïkovski (dont la symphonie n°6 est directement citée).
Strum
C’est bien vendu! J’aimerai beaucoup le découvrir maintenant…
Tu as pu le visionner comment? en DVD, sur un chaîne ciné, au cinéma?
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Merci. Au cinéma. Cela se jouait à l’Ecoles 21 à Paris dans le cadre d’un festival cinéma des années 1940. Lucky me.
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Ah! Le grand avantage de vivre à Paris… c’est je crois la ville où il y a le plus d’écrans par habitant, non? en tout cas celle où il a le meilleur choix. Mais je trouve qu’en province on à moins à se plaindre, de plus en plus de films sont diffusés en v.o, et par chez moi, si je surmonte ma paresse il y a la cinémathèque de Nice, qui a une programmation de plus en plus alléchante. Le numérique aura au moins permis d’offrir des copies homogènes pour tous les cinémas
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Effectivement, je n’ai vraiment pas à me plaindre en ce qui concerne l’offre cinématographique parisienne. C’est uniquement le manque de temps qui m’empêche de voir un film et d’écrire une chronique chaque jour (manque de temps qui ne va pas s’arranger). Toi de ton côté, tu as aussi l’avantage de vivre sous des cieux plus cléments, entouré d’un environnement urbain plus coloré (Paris est si gris) avec la mer et la montagne à portée de main. 🙂 Et c’est sûr que le numérique donne accès à plus de films dans plus de lieux qu’auparavant.
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Lorsque je ne suis pas en alerte inondations, comme aujourd’hui… ; )
Mais sinon, oui, pour rien au monde je ne voudrais vivre à Paris… il y a trop de monde et je suis un angoissé 🙂
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Bonjour J.R. La cinémathèque de Nice, grâce à une nouvelle direction, a en effet une programmation trés attrayante. Tant mieux, on va pouvoir y retourner. Un ex-parisien qui ne retournerait pas vivre à Paris pour rien au monde.
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Oui, et j’ai noté qu’en novembre Jean Douchet présentait Le Goût du saké!
… Parce que Douchet est chez nous dorénavant ; )
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