Marcel L’Herbier appartient au mouvement avant-gardiste du cinéma français des années 1920-1930 avec Abel Gance, René Clair, Jean Epstein, Germaine Dulac et d’autres. L’avant-garde a ceci de gênant qu’elle finit parfois, rétrospectivement, par donner l’impression d’utiliser un langage artistique inutilement compliqué quand il n’est pas déconnecté du récit. Tout le début du Bonheur (1934) est entravé par cette malédiction de l’avant-garde, que révèle l’usage de raccords systématiquement recherchés : raccord rapide directement dans le mouvement (un bras tendant latéralement un papier reçu dans un autre plan), fondus enchainés où s’emmêlent longuement différents plans (la fin du procès), et surtout effets de montage permanents (volet, plan qui s’ouvre de l’intérieur par une croix, un carré, un mouchoir, une gerbe de fleurs, que sais-je encore, pour passer à l’autre plan). Or, ces effets de style n’apparaissent guère justifiés par le récit ; ils ne font au contraire qu’en distraire le spectateur.
Ce récit, tiré d’une pièce d’Henri Bernstein, est pourtant bien singulier puisqu’il conte l’histoire d’un anarchiste tombant amoureux de la star de cinéma qu’il a tenté d’assassiner. Il y a ici les prémisses d’une réflexion intéressante sur le pouvoir de l’image et donc sur les puissances du cinéma, puisque, à l’instar de Saint-Loup voyant Rachel sur scène dans A la Recherche du temps perdu de Proust, Philippe Lutcher (Charles Boyer) succombe à la fascination qu’exerce sur lui Clara Stuart (Gaby Morlay) lorsqu’il la voit chanter au théâtre. Et si l’anarchiste et l’actrice consomment ensuite leur amour, c’est bien lorsque Lutcher voit Clara sur écran et non dans la réalité qu’il est le plus heureux.
La promesse de cette intrigante idée n’est hélas pas réalisée. D’une part, parce que L’Herbier est trop occupé de ses effets de montage pour accorder suffisamment d’importance (du moins est-ce mon sentiment) au caractère fascinant de l’image. C’est d’autant plus regrettable si l’on songe que Jean Epstein, l’un des théoriciens de l’avant-garde cinématographique française, avait écrit en 1921 que « le cinéma est vrai » parce qu’il donnerait accès à une vérité intérieure du sensible comme si l’image faisait entrer dans le film et à travers lui dans le tissu de la réalité. Or, ici le sensible est négligé, il est éparpillé par le découpage. Lorsque Clara chante sur scène, on la voit ainsi à peine car L’Herbier a recours à de multiples décadrages, à des prises de vue un peu baroques, des coulisses ou d’en haut, qui désorientent le spectateur au lieu de lui faire ressentir le charme invincible qu’exerce l’actrice sur l’anarchiste. Il en va de même lors de la scène du procès qui suit la tentative d’assassinat de Clara par Lutcher que L’Herbier ouvre par un long travelling circulaire en plongée dont on ne voit pas bien l’intérêt. Et par la suite, les témoins qui se succèdent sur l’estrade sont filmés sous des angles souvent différents. Il ne s’agit pas ici de défendre le classicisme à tout prix en dépréciant l’invention mais de dire que l’avant-garde ne permet pas toujours de bien défendre un récit dès lors qu’il se trouve privé d’images fortes se fixant dans notre esprit.
D’autre part, l’idée de l’amour par procuration, du coup de foudre, que prétend aussi illustrer le film se trouve insuffisamment défendue. Au début du film, Lutcher est abordé par une jeune inconnue dans la rue qui l’aime. Mais on n’aura vu aucune scène la montrant tomber amoureuse, il n’y a pas cet effort si séduisant au cinéma quand il est bien décrit de la préparation de l’amour. De la même manière, aucune image n’annonce, ne ménage, l’amour entre Lutcher et Clara, et pourtant il aurait bien fallu consacrer quelques lignes de dialogues, quelques explications, à ce qui est, sur le papier, incompréhensible voire désagréable : une femme tombant amoureuse de l’homme qui a essayé de la tuer alors qu’elle ne l’a vu qu’une seconde dans la foule, et suppliant qu’il soit acquitté lors de son procès comme s’il en allait de sa vie même.
Enfin, la mise en abyme que finit par réserver le récit, où Clara tourne dans un film mettant en scène sa propre mise à mort avortée a beau parler encore de cinéma, elle ne peut faire valoir aucune crédibilité humaine. Comment imaginer qu’un producteur puisse mettre en chantier une telle production après pareil traumatisme et que la comédienne accepte d’y participer fut-ce au prix d’une manipulation ? La situation est trop théorique. De grands films ont été consacrés au cinéma (des Ensorcelés de Minnelli à La Nuit américaine de Truffaut) mais les interactions entre les personnages y sont humainement crédibles. Le cinéma est d’abord un art fait par des hommes et des femmes (d’ailleurs, Charles Boyer et Gaby Morlay ne déméritent pas dans leur rôle, en particulier dans les scènes finales qui ne compensent toutefois pas ce qui précède) pour des hommes et des femmes avant d’être une mystique (a fortiori quand celle-ci manque de substance). Le théâtre d’Henri Bernstein sera adapté avec davantage de… bonheur par Alain Resnais dans son très beau Mélo (1986) où les personnages sont filmés avec beaucoup d’attention en plans fixes faisant honneur aux propos d’Epstein.
En somme, j’ai été fort déçu par ce film pouvant pourtant se targuer d’une certaine réputation. Même Michel Simon m’a paru trop en faire dans un rôle pas très fin d’impresario homosexuel dont les gloussements sont censés faire rire. D’autres films de Marcel L’Herbier, en particulier ses films muets, me convaincront davantage sans doute.
Strum
Bonsoir Strum. Vu l’an dernier.Un « Bonheur » pas trés heureux ni convaincant..Plat et pas trés crédible sans doute à cause des acteurs et de la mise en scène…Déçu.
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Bonsoir Jean-Sylvain. Cette fois, nous sommes d’accord. Les acteurs ne déméritent pas à mon avis, mais ils ne peuvent faire oublier les limites d’un scénario pas assez remis sur le métier.
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Oui. film assez poussiéreux en somme qui a mal vécu les épreuves du temps.
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je préfère Le Bonheur de Varda.
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Qui me tente bien mais que je n’ai pas vu.
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