Il est peu de films aussi étonnants que Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer. C’est un de ces films-lisières du passage au parlant, plus tout à fait muet mais n’appartenant pas encore véritablement au nouveau monde sonore. Quand les personnages parlent, on a l’impression de suintements plutôt que de paroles. Cette caractéristique historique et technique trouve une correspondance dans la forme même du film qui nous plonge dans un monde en lisière du nôtre. Librement adapté de Carmilla, un des récits de In a Glass Darkly de Sheridan Le Fanu, auquel la postérité préféra pour des raisons fort peu littéraires le Dracula si prosaïquement écrit de Bram Stocker (pourtant publié 25 ans plus tard), Vampyr raconte l’aventure d’un homme, Allan Gray, dans le monde des vampires. Et j’emploie ici le terme « monde » à dessein car c’est le monde immatériel des vampires qui semble intéresser Dreyer plus que la figure du vampire lui-même. Alors que le Nosferatu de Murnau, mais aussi sa descendance, utilisèrent principalement un éclairage expressionniste reposant sur de forts contrastes où les ombres signalent un danger visible et personnifié par Dracula, ennemi identifié habitant notre monde, le Vampyr de Dreyer baigne dans une lumière diffuse et laiteuse qui imprègne aussi bien la nature et le mobilier que les personnages (la surexposition manifeste des images provient d’un développement en laboratoire imparfait mais le résultat fut conservé par le cinéaste et son chef opérateur Rudolf Maté et même accentué lorsqu’ils utilisèrent de fins voilages placés devant la caméra pour certaines scènes). Dès lors, ce n’est pas ici le vampire qui parait venir d’un autre monde pour hanter l’écran, c’est tout l’écran qui parait être devenu cet autre monde, comme si Dreyer nous montrait une autre dimension située juste sous la nôtre.
Cette impression, on la ressent dès le début du film, par l’usage de cette lumière blanchâtre, mais aussi de transparences et de surimpressions. Même lorsque Dreyer utilise une iconographie relevant traditionnellement de la mort (l’homme à la faux, le fleuve environné de brume qui marque la frontière de l’autre monde), il ne s’appesantit pas sur l’image, comme si sa caméra était elle aussi immatérielle et filait le long de cadres mobiles. D’ailleurs, cette caméra est d’une prodigieuse mobilité pour l’époque et l’on est stupéfié par son agilité comme on peut l’être par certains plans séquences de Jour de colère (où la lumière est cette fois modélisante) onze ans plus tard. Lorsque passent à l’écran des ombres de farfadets, ou que l’on découvre cette ombre d’un assistant du vampire qui se détache de son corps pour mener une vie propre, on n’observe pas une grande béance noire, comme on le verrait dans l’expressionnisme, on voit des ombres transparentes et immatérielles qui ont des allures de fantômes et fuient devant Allan Gray. Dreyer a toujours été fasciné par le mystère de la vie et de la mort ; ici, il donne l’impression d’avoir découvert un purgatoire, une zone-tampon qui serait dissimulée entre ces deux mondes également mystérieux que sont la vie et la mort, telle qu’elle est évoquée dans certains tableaux de Goya dont Dreyer se serait inspiré. Cette idée d’absence de frontière entre la vie et la mort est aussi typique du surréalisme, mouvement artistique prégnant à l’époque, dont Dreyer rencontra des membres en France. Lui-même adhérait à l’idée d’une autre dimension dans la lignée de certaines croyances para-scientifiques de son temps.
L’histoire du film est moins surprenante que ses inventions formelles. Allan Gray est supplié par un châtelain de sauver sa fille Leone, malade, et se trouve aux prises avec une femme vampire qui tente de s’emparer de l’âme de la malheureuse. Selon la convention habituelle des films de vampires, la femme vampire mourra d’un pieu dans la coeur. La suppression par Dreyer de l’idée d’un amour saphique entre la vampire et la victime que l’on trouvait dans la nouvelle de Le Fanu atteste derechef que, comme souvent chez lui, c’est moins l’intrigue et ses rebondissements qui l’intéresse que ce monde inconnu qu’il essaie d’exhumer avec sa caméra. Du reste, tout est raconté ici par l’image et c’est au spectateur d’essayer de comprendre ce qui se trame, peu aidé par des dialogues quasi-absents. Mais à chaque temps fort du récit, Dreyer a des idées de mise en scène qui transcendent les conventions : des travellings dans la scène où Allan Gray poursuit les ombres dans la maison abandonnée ; une étonnante séquence où se lisent sur le visage de Sybille Schmitz qui joue Leone tout à la fois l’exaltation du mystique, la peur de la mort, le désir de la vie éternelle, le maléfice à l’oeuvre (c’est le seul gros plan du film et il est d’autant plus saisissant, quand ils sont si légions dans La Passion de Jeanne d’Arc) ; et surtout, surtout, une incroyable séquence filmée en caméra subjective où Allan Gray rêve qu’il est dans un cercueil transporté par les sbires du vampire et voit (et nous avec) le paysage défiler au-dessus de lui. On dirait du David Lynch avant l’heure. L’usage de montages parallèles pour mesurer la progression des scènes d’action du film a également plusieurs décennies d’avance.
La chance ne sourit pas toujours aux audacieux et aux inventeurs de forme. L’échec commercial de ce film de vampires si différents des autres, qui tranchait par son refus de l’iconisation du vampire sur le Dracula de Tod Browning qui venait de sortir, fut sans appel. Dreyer fut condamné à une autre forme de purgatoire, d’ordre professionnel cette fois, l’éloignant des plateaux de cinéma pendant onze ans. Julian West qui joue Allan Gray était un pseudonyme utilisé par le baron de Gunzburg qui co-produisit le film et partit aux Etats-Unis après cette expérience de production malheureuse. Le film fut tourné principalement en extérieurs, en France, mais sans aucun son direct comme au temps du muet. Les rares dialogues du film furent enregistrés par les acteurs en post-production (en trois langues pour l’exploitation du film, selon le modèle économique de l’époque) et ils semblent parfois venir d’ailleurs, ce qui participe du sentiment général de voyage dans un autre monde.
Strum
Quelle bonne surprise de retrouver ce film par ici ! Tu n’as pas attendu longtemps pour le voir, finalement 😉 Le film vaut essentiellement pour sa mise en scène et son aspect visuel, c’est assez stupéfiant de savoir que l’auteur a payé aussi cher son audace pour ce long métrage à l’atmosphère si particulière. . Quant à moi, j’en suis sortie enchantée, très séduite par ce film de l’entre-deux, à plusieurs niveaux. Je cite Mazzanti : « Dreyer a inventé le silence dans le cinéma sonore, ce qui est peu banal. C’est un cinéma profondément conscient du temps interne, qui a eu une influence forte sur le cinéma d’auteur – celui de Tarkovski et d’Akerman, par exemple. »
Coïncidence, j’ai commandé ce matin le DVD Tabou de Murnau. Suivi de Bergman avec Les fraises sauvages. J’ai décidé de me remettre à Bergman (j’espère ne pas en ressortir totalement déprimée, comme toujours jusqu’à présent avec ce réalisateur), je vais d’ailleurs bientôt commencer la lecture de Laterna magica. Et, cerise sur le gâteau, Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi . J’ai hâte 🙂
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En effet, le film était remonté en haut de ma pile après la lecture de ton article. 😉 Le silence dans le cinéma sonore, c’est joliment dit même si je préfère l’idee de film-lisiere entre muet et parlant qui fonctionne d’une point de vue technique et historique mais aussi par rapport aux thèmes de Dreyer. Je crois que je vais bientôt revoir Ordet.
Tabou n’est pas le meilleur Murnau mais ça reste très bien. Les fraises sauvages pourrait te réconcilier avec Bergman, il y a plusieurs scènes etonnantes et très belles même si le fond reste dur. Quant à Lanterna Magica, je crois que j’ai pris plus de plaisir à sa lecture que devant tous ses films, Fanny et Alexandre excepté. Pour le Mizoguchi, j’espere que tu as pu dégotter une bonne copie. Beau programme en perspective en tout cas. 🙂
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Quelques-unes des plus belles images de tout le cinéma, en effet.
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Oui, quel talent avait Dreyer et quel dommage qu’il n’ait pas fait plus de films.
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Tu es synchro avec le blog Under the deep, deep sea, dont l’article sur la Rhapsodie satanique paraît correspondre avec Vampyr.
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Ah, merci Benjamin. Je ne connais pas bien ce blog, j’irai voir.
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Je vais tenter une comparaison au risque de dire une bêtise. Ce que tu écris à propos de cet entre-deux sonore, comme la citation de 100tinelle sur « l’invention » du sonore dans le parlant, me font penser à Tati qui entretient plus tard ce genre de rapport au son dans ses films, sauf qu’il s’agit pour lui de comédies.
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Oui, je vois ce que tu veux dire, même si évidemment, l’impression produite par le Dreyer est différente.
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