Sans soleil de Chris Marker : images-souvenirs

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Dans Sans soleil (1983), Chris Marker se souvient de ses voyages dont il recompose les souvenirs à partir des images qu’il a filmées. Ici, chaque image est un souvenir détaché de Marker qui semble avoir sa vie propre. Les images sont commentées par une voix-off qui introduit une matière fictionnelle dans le documentaire : elles seraient filmées non pas par Marker mais par un dénommé Sandor Krasna, documentariste écrivant des lettres à la narratrice et évoquant en particulier ses voyages au Japon et en Guinée-Bissau. Ce faisant, le cinéaste ajoute au masque habituel des images (toute image est un masque pour un cinéaste) un deuxième masque. Et dans la mesure où la narratrice se souvient elle aussi, il y a au moins trois niveaux temporels à l’oeuvre dans ce film (le temps des images, le temps d’écriture des lettres, le temps de la narratrice lisant). Insérer les souvenirs dans le cadre d’une fiction, c’est reconnaitre le caractère infidèle, faussé, du souvenir. Tout souvenir est une reconstitution mémorielle que l’on agence à la manière d’un récit. Il en va de même du genre documentaire, fiction lui aussi, car remémoration subjective et sélective du réel. Cette manière de fusionner le documentaire dans la fiction, propre au cinéaste, produit paradoxalement l’impression que dans ce film, sous le couvert d’un pseudonyme, Chris Marker parle de lui, comme si cet essai fictionnel était une autobiographie mentale. Dans La Jetée (1962), son célèbre et très beau court-métrage de science-fiction, Marker racontait par le biais d’images commentées l’étrange histoire d’un couple prisonnier du temps qui rencontrait la mort. Ici, il parle indirectement d’un homme qui a survécu et qui n’est autre que lui-même.

La majorité du film se déroule au Japon, pays cher au cinéaste. Il trace un portrait de Tokyo à une époque où ce que l’on appelait le miracle économique japonais laissait penser que le pays allait, par son avance technologique, défricher l’avenir pour le reste de l’humanité. On sait que cette croyance s’avéra inexacte, mais à l’époque elle était communément partagée. Marker filme les jeunes japonais travaillant devant des ordinateurs, jouant aux jeux vidéos, s’abîmant devant la contemplation de programmes télévisés qui à leur tour les regardent, comme s’ils étaient hors du temps. C’est cela qui inspire Marker, imaginer qu’il est un voyageur filmant un pays du futur. La musique électronique qu’il utilise, faite de boucles musicales répétées par un synthétiseur, participe de cette impression futuriste ; elle semble jouée par Jon Lord de Deep Purple (que l’on voit dans le film, le groupe étant très apprécié au Japon) revenant du futur et retraitant des thèmes de Moussorgski et Sibelius. Les images documentaires transformées en jeu vidéo par Hayao, l’ami du cinéaste, suscitent le même sentiment.

Marker est fasciné par la manière dont la plupart des japonais acceptent leur sort, acceptent la mort à venir, acceptent de faire partie d’un monde où les choses, les animaux et la nature sont pareils à eux, impermanents et fragiles ; c’est ce qu’enseigne l’animisme du shintoïsme. Cette acceptation se fait moyennant des cérémonies funéraires et des prières que Marker filme comme s’il y cherchait quelque secret de vie. Les japonais aiment les chats, pouvant même leur dédier des temples, et Marker partage cet amour pour cet animal mystérieux et indolent. Peut-être qu’il ne se sent libre que lorsqu’il est hors de son pays natal, hors de la France, comme s’il voulait échapper à lui-même, échapper à ses propres souvenirs pour leur substituer des souvenirs de fiction. Le Japon est un foyer où il peut se reposer et s’oublier, le monde est suffisamment vaste pour être à la fois une maison et un lieu infini d’exploration et d’impressions nouvelles. A chaque fois qu’il filme les passants du métro japonais ou les femmes de Guinée-Bissau au marché, Marker essaie de capter leur regard. A-t-on jamais rien inventé d’aussi bête que de dire aux gens de ne pas regarder la camera ? demande son alter ego Krasna dans ses lettres. Marker cherche l’égalité du regard, selon ses propres termes. Un regard dans les yeux rend toutes les femmes et les hommes égaux, chacun ayant une mémoire, une histoire à lui. Il n’y a pas de mémoire collective, il n’y en a que de juxtaposées et le monde est une mosaïque. Regarder quelqu’un dans les yeux vous absorbe dans la contemplation de l’autre. L’oeil est un lieu immobile où pour une fois on a l’impression de pouvoir échapper au temps.

Pour Marker, on peut exorciser l’horreur du monde en la faisant image, en lui donnant un autre nom. C’est ainsi qu’il insère dans son film des images d’archive de la guerilla ayant abouti à la décolonisation de la Guinée-Bissau, des images dures d’animaux tués par des chasseurs, qu’il évoque aussi les luttes des étudiants japonais dans les années 1960. Bien que toutes les luttes finissent par se dissoudre dans la marche du monde, certains de leurs participants ont survécu. Marker qui a traversé en tant qu’acteur ou spectateur la plupart des conflits du XXe siècle, qui fut le témoin de tant de choses, en sait quelque chose. C’est cet art de la survie qui l’intéresse. Les souvenirs servent aussi à oublier ce que l’on ne peut supporter. L’oubli n’est pas le contraire du souvenir, mais son envers, dit la narratrice lisant. Les images et la fiction peuvent aussi être l’instrument de cet oubli, de cette mémoire faussée. Pourtant, la première image-souvenir du film montre trois enfants blonds en Islande, montre le temps d’avant les épreuves, d’avant la tentation de l’oubli, un temps encore éclairé par le soleil que le titre du film prétend abolir. Et la narratrice se souvient elle aussi. Elle ne parvient pas à oublier ce Sandor Krasna qui lui écrit et vit quelque part dans son passé (et non au présent ?). Elle se demande à la fin s’il y aura une prochaine lettre. Peut-être qu’elle voudrait maintenant le rencontrer pour échapper au registre des images, pour échapper à ce monde des apparences où l’on croit naïvement défier le temps. Peut-être voudrait-elle enfin qu’il cesse de prier et d’écrire, et qu’il revienne pour la regarder en face. Un film qui fait voyager le spectateur.

Strum

PS : On peut découvrir l’oeuvre protéiforme et originale de Chris Marker à travers une rétrospective accompagnée d’une exposition à la Cinémathèque française du 3 mai au 29 juillet. Voir ici : Rétrospective Chris Marker

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6 Responses to Sans soleil de Chris Marker : images-souvenirs

  1. Avatar de Goran Goran dit :

    Merci pour cet article car je ne connaissais pas…

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  2. Avatar de Benjamin Fauré Benjamin Fauré dit :

    C’est par hasard (ou pas tout à fait) que j ‘arrive ici. Je cherchais à vérifier s’il s’agissait bien de Deep Purple dans Sans Soleil et le labyrinthe-internet me ramène chez toi. Je ne reconnais pas le chanteur. Peut-être Coverdale. Merci, j’ai trouvé une réponse dans ton article.

    C’est pas évident d’écrire sur ce film kaléidoscope. Je ne sais pas toi, mais j’ai l’impression d’avoir manqué pas mal de sujets tant le film ressemble à une synthèse foisonnante (et pourtant sélective) du XXe siècle.

    J’aime bien ta façon de décrire ce qui fait politique dans son film, matière « se dissolvant dans la marche du monde ». J’ai aussi été surpris de trouver dans ce film ce regard sensible à l’égard des femmes, en Afrique, au Japon, avec un mot pour dire le mépris ou l’humiliation dont elles peuvent être les victimes (tellement à contresens des années 1980). Et puis c’est un film, entre documentaire et fiction, tu le dis bien, fait de modernisme et de poésie, assez incroyable.

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    • Avatar de Strum Strum dit :

      Merci Benjamin, oui, c’est un film assez incroyable. Je suis loin d’avoir épuisé toute la matière que brasse Marker je pense. Je ne me souviens plus qui chante, il faudrait que je réécoute la séquence – en passant, Coverdale a une voix formidable, mais pour moi, personne ne dépasse Ian Gillan, une des plus grandes voix de l’histoire du rock.

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