Adieu Philippine de Jacques Rozier : adieu à l’insouciance

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Voici un film injustement méconnu de La Nouvelle Vague qui n’eût pas le succès qu’il méritait. Adieu Philippine (1962) de Jacques Rozier se déroule en 1960 au moment de ce qu’il était alors convenu d’appeler les « évènements d’Algérie ». Michel, qui travaille comme opérateur à la télévision, rencontre deux inséparables jeunes filles, Liliane et Juliette, qui tombent amoureuses de lui sans oser lui dire. Le plus souvent, les trois amis se voient ensemble, d’autres fois, Liliane ou Juliette voit Michel en cachette. En soulignant l’écart de génération avec les parents et en montrant l’enregistrement d’émissions télévisées de l’époque (Montserrat, A la recherche du jazz), Rozier ancre le film dans son temps, fut-ce au prix de certains cadrages approximatifs, mais il le fait sans les prétentions sociologiques et les collages façon art contemporain du Godard de Masculin Féminin qui se voulait lui aussi un portrait de la jeunesse. Surtout, Rozier fait preuve de davantage d’empathie. Là où Godard regardait ses personnages avec un esprit analytique, en tâchant d’en tirer des lois et des tendances générales, Rozier s’intéresse d’abord au singulier, au sort particulier de ses personnages qui vivent un bel été qui est un adieu à l’insouciance, à quelque chose de plus ineffable et sentimental qui échappe à la loi des grands nombres.

Ce qui est beau dans ce film, c’est ce qu’il passe sous silence, ce qu’il ne dit pas et que l’on devine, sous les dehors de la liberté. Michel doit partir faire son service militaire dans trois mois, ce qui signifie à cette époque, pour les appelés du contingent, participer à la guerre d’Algérie. Jamais le mot « Algérie » n’est prononcé à cause de la censure, mais on y pense ; Liliane et Juliette aussi y pensent qui ne veulent pas voir Michel partir. « Qu’as-tu fait là-bas ? » demandent les parents de Michel à un ami revenu de ses vingt-sept mois de service. « Rien » répond l’autre qui ne veut pas en parler. Tout est dit dans ce « rien ». Mais c’est quand les trois amis se retrouvent en Corse, à l’occasion notamment d’un épisode délicieusement picaresque où Michel tente de récupérer l’argent que lui doit un producteur véreux (excellent Michel Vittorio, le méchant du Magnifique ou le restaurateur aigri de L’Aile et la cuisse), que cet Adieu Philippine tient véritablement ses promesses. En plongeant ses personnages dans les majestueux paysages corses, il trouve un ton plein de charme qui mêle joie des jeux d’été, mélancolie du départ et conscience du caractère éphémère de l’amour par rapport à l’éternité de la nature.

Plus l’on se rapproche du moment où Michel doit partir, plus le film devient beau et musical, le rythme du récit s’appuyant de plus en plus sur la musique et le montage (les jump cuts sont nombreux, une des marques formelles de la Nouvelle Vague). Plus aussi les personnages s’adonnent aux jeux d’été, comme pour oublier ce départ pour l’Algérie qui s’annonce et dont personne ne parle. C’est comme si l’anodin, l’insouciance, étaient là pour conjurer ce tragique qui pourrait advenir hors champ une fois le récit terminé. De nouveau, l’essentiel n’est pas dit (on est loin du discours amoureux selon Rohmer) ou pas montré, même si les deux jeunes femmes sont un temps jalouses. Rozier, qui fait très attention à l’atmosphère musicale de ses séquences, a recours à de belles chansons corses qui illustrent à merveille des images de mer et de montagnes baignées de soleil et en renforcent la beauté et la mélancolie. Les trois interprètes principaux sont des comédiens non professionnels, et à ce jeu-là, ce sont les deux femmes, Yveline Céry et Stefania Sabatini, pleines de vie, qui font la plus forte impression.

Strum

PS : Une photographie du film illustra un ouvrage célèbre de Rohmer sur la Nouvelle Vague.

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8 commentaires pour Adieu Philippine de Jacques Rozier : adieu à l’insouciance

  1. V. s. dit :

    Je n’ai jamais vu de film de Jacques Rozier. J’ai entendu parler de Maine Océan et de Du côté d’Orouet comme des chefs d’oeuvre, de légèreté si je me souviens bien. Je viens de regarder sur le site de ma BMI : ceux-là et Adieu, Philippine y sont. Ils m’attendent.

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    • Strum dit :

      Je possède Maine Océan que je verrai sûrement et j’aimerais bien voir Du Côté d’Orouet qui a effectivement très bonne réputation. Adieu Philippine m’a conquis à partir du moment où ils sont en Corse.

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    • YesOk ButNo dit :

      Bonjour. Je viens de le voir : il est disponible sur Netflix (incroyable !). C’est une découverte pour moi et je suis d’accord en tous cas avec ce que vous en dites. J’ai découvert pratiquement en même temps un film de Guy Gilles que vous ne chroniquez pas, L’amour à la mer, qui évoque le même période, avec des héros-matelots qui reviennent pour une perm d’Algérie. Les deux films ne se comparent pas, mais je vous invite à la voir si ce n’est pas déjà fait. Guy Gilles a un sens de la photographie assez incroyable.

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