Split (2017), belle réussite de M. Night Shyamalan dont l’inspiration s’était tarie depuis Le Village en 2004, fait partie de ces films dont on peut parler de différentes manières.
On peut observer que cette histoire d’un homme atteint d’un trouble dissociatif de la personnalité (étonnant James McAvoy) porte en elle ses propres facteurs de dissociation. Tour à tour thriller, film d’horreur, film fantastique, et suite d’un précédent film de Shyamalan, à moins que ces visages n’en forment qu’un seul tout au long de la narration, Split est un film presqu’aussi fragmenté que son personnage principal dans l’inconscient duquel cohabitent vingt-quatre individus différents qui surgissent alternativement à la surface de sa conscience. La mise en scène de Shyamalan prend sa part de cette dissociation pendant toute la première moitié du film par des champs contrechamps systématiques excluant habilement du champ l’antagoniste du personnage quand il parle, individualisant ce dernier dans le plan. Dans le même temps, la multiplication des regards caméra individualise aussi le spectateur comme si Shyamalan voulait le faire participer au film d’un point de vue sensoriel (il s’agit de lui faire peur) comme intellectuel (il s’agit de lui donner progressivement les éléments lui permettant d’interpréter le film). Ce qui est caché est aussi important que ce qui est montré et l’on sait d’ailleurs gré à Shyamalan de recourir au hors champ pour nous épargner les scènes sanglantes dans lesquelles se complaisent tant de films d’horreur incapables d’établir une distance par rapport à leur sujet. Ce type de mise en scène repose sur un travail préparatoire très important au stade du découpage technique : aucun plan n’est ici laissé au hasard. Toutefois, les moyens utilisés restent directs (sans effets ostentatoires) et relèvent d’une habileté de raconteur d’histoires modeste qui fait du spectateur un complice (le cinéaste apparait même dans un plan où il regarde plusieurs écrans, mise en abyme ludique) plutôt qu’un jouet.
On peut à l’inverse approcher le film par le biais de ses thèmes, à savoir en premier lieu cette idée récurrente dans les films du réalisateur que la foi, au sens large du terme, n’est pas seulement de l’ordre de l’esprit mais qu’elle produit des conséquences directes et matérielles sur les corps, les comportements, et leur environnement. Elle peut faire apparaitre vivant un mort et vice-versa, décupler les capacités physiques d’un individu, faire tomber en esclavage tout un village, jeter un voile de peur déformant la réalité du monde. Le dualisme séparant le corps de l’esprit n’existe pas. La transformation de Kevin en « Bête » est possible lorsqu’il se met à croire aux théories de sa psychiatre, le Dr. Fletcher (Betty Buckley), qui prétend que la croyance du malade dans la réalité physique de ses alias leur confère des attributs physiologiques distincts, représentant une évolution du genre humain. Kevin et ses alias en tirent la conviction que c’est grâce aux sévices qu’il a subis enfant qu’il devient une version évoluée du genre humain aux capacités extraordinaires. On reconnaît ici cette fadaise assise sur une interprétation dévoyée de plusieurs religions selon laquelle la souffrance rendrait plus fort. Pour Kevin, les « brisés », les victimes de traumatismes, seraient les purs de demain et les êtres préservés dans leur intégrité, les « impurs » : c’est ainsi que parmi les trois jeunes filles qu’il a enlevées, Kevin distingue et épargne Casey (Anya Taylor-Joy), élue par lui car violée et torturée par son oncle enfant. Les films de Shyamalan sont souvent en équilibre entre le fantastique et le religieux et se gardent bien de tout montrer de cet espace inconnu.
De cette idée d’une évolution du genre humain au thème du superhéros, il n’y a qu’un pas et l’on songe devant ce film à ce que serait le genre du superhéros aujourd’hui si Incassable (2003) de Shyamalan n’avait pas rencontré un échec commercial à sa sortie et si les productions Marvel avaient échoué à recueillir l’assentiment du public. Car si l’on ôte de la statue du superhéros l’étiquette du sauveur et celle du fantasme adolescent, elle prend l’allure angoissante d’une irréversible altérité : un corps déformé et étranger qui n’a pas sa place dans le quotidien et fait du superhéros un être à la marge, littéralement un marginal. Tout ce qui est autre et inconnu tend à faire peur, tout ce qui est rejeté tend à se replier sur lui-même. Il est assez probable, passé le mythe, que de tels individus aux corps surhumains mais brisés seraient tentés de s’affranchir de la morale plutôt que de s’en faire les chevaliers et c’est ainsi que Shyamalan l’entend. C’est pourquoi le spectateur lui est reconnaissant quand, interrompu dans ses réflexions, il voit apparaitre lors de l’épilogue du film un personnage familier qui opère un retour vers le passé et fait précisément écho à ce thème du superhéros. Décidément, ce film est celui d’un raconteur d’histoires efficace ayant retrouvé le fil perdu de son imagination par fidélité à l’univers de ses débuts et sa ville de Philadelphie (ici cadre sombre car Kevin vit dans un souterrain). Une suite moins réussie sera tournée (Glass) tirant à nouveau le fil exhumé de la pelote d’Incassable. La vitre brisée des personnalités distinctes est reconstituée et l’on y voit miroiter de nouveaux récits dans un esprit de reprise et de série.
Strum
Superbe article ! Un régal à la lecture et je m’y retrouve absolument. Tu parles d’un travail préparatoire important de montage, de cadrage aussi, et également de décors, car ces sous-sols sont aussi un parfait reflet de cette sur-division mentale et thématique. Shyamalan nous ravit par sa mise en scène (ce que l’on a dit et d’autres situations encore) et j’attends (à nouveau) avec impatience le prochain.
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Merci Benjamin. Oui, tout à fait, les décors compartimentés du film sont très réussis et tirent habilement parti d’un budget modeste. A la fin, je me demandais si Shyamalan allait vraiment continuer son histoire et je suis ravi d’avoir découvert que non seulement il en avait l’intention mais que cette suite avait déjà été tournée.
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Un formidable film, marquant pour de bon le retour de Shyamalan (enfin, The Visit commençait déjà à nous rassurer). Au-delà de l’interprétation saisissante de James McAvoy, j’ai aimé ses différents niveaux de lecture, vacillant selon le propre regard du spectateur (est-ce fantastique ou non), avec une véritable réflexion sur le rapport entre le corps et l’esprit.
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Pour moi, le côté réflexion sur le rapport entre l’esprit et le corps fait partie de l’élément fantastique du film, mais sinon, c’est vrai qu’on met du temps à comprendre qu’on a affaire à un film fantastique. C’est très habilement fait.
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En fait, en regardant le film, à part un peu la fin (surtout avec la fameuse image finale qui va confirme avec la suite en cours de tournage), je ne me suis bizarrement pas vraiment dit (en tout cas pas plus que ça) que je regardais un film fantastique.
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Oui, c’est la touche des Shyamalan réussis, il fait des films fantastiques mais fait passer cela pour des histoires pouvant arriver dans notre quotidien.
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