En adaptant La Ronde d’Arthur Schnitzler, Max Ophuls reprend le principe qui sous-tend l’oeuvre d’origine : une série de passades sexuelles formant une ronde (la première participante, une prostituée, est aussi la dernière). La pièce de Schnitzler avait été le prétexte d’une campagne antisémite lors de sa publication à Vienne en 1903 et fut censurée avant même sa première représentation. Accusé d’être un pornographe fossoyeur de la morale, Schnitzler se voyait en réalité reprocher d’avoir mis sur un pied d’égalité les classes sociales viennoises quand il s’agit de leur penchant pour le sexe. Lui-même ne faisait pas grand-cas (au contraire de Freud) de cette série de dix dialogues mettant en scène des situations triviales, ne lui trouvant pour seul mérite que de jeter une lumière sur « un aspect de notre civilisation ».
A partir de ce matériau littéraire difficile à manier (la pièce est par trop répétitive), Ophuls réalise un film qui témoigne à merveille de son talent de metteur en scène. Il masque à moitié le caractère trivial de ces rencontres en imaginant un nouveau personnage, le meneur de jeu, sorte de cupidon ironique reliant et commentant chaque scène, joué par le génial acteur autrichien Anton Walbrook (qui illuminait de sa présence Colonel Blimp et Les Chaussons Rouges de Powell et Pressburger). Il emporte dans un mouvement de ronde les rencontres d’origine, les délivrant du caractère statique de certaines situations théâtrales. Ce mouvement insufflé par Ophuls est visible dès le début du film, qui commence sur une scène de théâtre de 1950 où Walbrook semble s’adresser à des spectateurs assis dans une salle. Alors qu’il annonce en revêtant une queue-de-pie noire que nous allons voyager dans le temps, un long travelling latéral le suit tandis que la scène se transforme peu à peu en décors de cinéma représentant la Vienne de 1900, une Vienne semi-rêvée. Ce voyage va donc aussi du théâtre au cinéma, itinéraire familier d’Ophuls qui fut d’abord metteur en scène de théâtre en Allemagne. Avec son chef-opérateur Christian Matras, il n’a de cesse ensuite de trouver des dispositifs de mise en scène brisant les lignes horizontales de la scène pour lui substituer des plans en plongée ou contre-plongée (hauts et bas du désir) cadrés parfois en angles obliques.
L’autre caractéristique formelle du film, c’est cette utilisation d’un decorum au premier plan qui dissimule une partie de l’arrière-plan : vitres, voilages, branchages, pendule même, viennent s’interposer entre nous et ces personnages qui glissent au gré des travellings latéraux, créant dans le prolongement de Sternberg une esthétique du voilement dont le baroque est accentué par les angles obliques. C’est une manière pour Ophuls de redoubler dans l’ordre figuratif le caractère dissimulateur des séduisantes adresses du meneur de jeu au spectateur, de même que dans l’ordre sonore, une valse entrainante prétend rendre léger cet « art de l’amour » où les personnages usent de sentiments simulés et de petits mensonges pour parvenir à leurs fins. Ornements du spectacle de ces amours éphémères auquel nous convie Ophuls. Dissimulateur dis-je, car ces scènes de la vie amoureuse ne sont pas toujours riantes : une prostituée qui donne son corps à un soldat qui ne la paiera pas, le même soldat qui fait des promesses à une femme de chambre pour mieux l’abuser une nuit de bal, la même femme de chambre déshabillée par son maitre derrière des persiennes closes, un Comte ivre qui oublie la nuit qu’il vient de passer avec la prostituée. Les cartes sont truquées ; certaines femmes ne les ont pas en main et le plaisir est si éphémère qu’il est parfois suivi d’une désillusion, bien qu’Ophuls s’amuse parfois de plaisanteries grivoises (un manège qui s’arrête pour illustrer une panne sexuelle ; le meneur de jeu qui coupe une scène de sexe du montage, fruit défendu suspendu dans les limbes du hors champ).
Au fur et à mesure, une atmosphère de rêve gagne le film qui finit en équilibre entre rêve et réalité comme dans La nouvelle rêvée de Schnitzler. Cette atmosphère se nourrit des décors baroques, de ce meneur de jeu qui apparait et disparait, Amphitryon et Protée à la fois, à moins qu’il ne soit montreur de marionnettes, et surtout du caractère même de ces rencontres sans lendemain qui tournent sur un manège, Ophuls s’appropriant l’idée de répétition de la pièce en faisant jouer les personnages par des acteurs et des actrices n’ayant pas leur âge. Cela fait imaginer que la ronde tourne depuis des années, que les silhouettes à l’écran refont les mêmes gestes depuis une éternité, que ces rencontres ont eu lieu mille fois, toujours écourtées, toujours sans lendemain, si bien qu’il nait de cette ronde une mélancolie qu’accompagne à la fin une évolution du thème musical, les trois temps guillerets de la valse, ralentis, devenant les quatre temps tristes de l’oubli. Ce n’était pas un voyage dans le passé, c’était le présent éternellement recommencé. Simone Signoret, Serge Reggiani, Simone Simon, Daniel Gélin, Danielle Darrieux, Gérard Philippe, casting royal mais brèves apparitions, défilent tour à tour sur cette scène de l’illusion.
Les inventions formelles d’Ophuls ne parviennent pas toujours à conjurer le caractère répétitif de la pièce et, à bien des égards, La Ronde apparait comme une ébauche, un brouillon baroque, du chef-d’oeuvre qui va suivre, Le Plaisir (1952) où Ophuls, cette fois débarrassé de son meneur de jeu, et ayant avantageusement remplacé Schnitzler par Maupassant, met en scène des plaisirs dissimulant des douleurs, reflétant par des mouvements de caméra verticaux les joies mais aussi les dépressions de la vie.
Strum
PS : le programme de la rétrospective Max Ophuls à la Cinémathèque se trouve ici : Rétrospective Ophuls
PPS : Max Ophuls, naturalisé français dès 1938, avait demandé à ce que l’on supprime l’umlaut de son nom d’artiste à son retour en France et son fils Marcel a rappelé plusieurs fois cette suppression, demandant à ce qu’on la respecte. On écrit donc Ophuls et non Ophüls, erreur fréquente.
Moi j’aime quand même beaucoup La ronde (rien à mon sens ne peut rivaliser avec Madame de…) et je connaissais l’histoire de l’umlaut du nom Ophuls. Il parlait, je crois, d’antisémitisme grammatical. Il faut dire que je suis passionné de tout ce qu’a écrit Arthur Schnitzler, notamment ses nouvelles, des merveilles de « viennoiseries ». Rappelons, ou ne rappelons pas, le remake de Vadim. Je dis ça en toute mauvaise foi, je ne l’ai jamais vu.
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Honnêtement, la pièce de Schnitzler, dont j’ai vu une représentation, je ne la trouve pas transcendante. Mais sinon, oui Madame de, c’est sublime. Quant à Vadim, bien que n’ayant pas vu le remake, j’ai préféré le laisser hors champ par pudeur.
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un grand cinéaste, en tous cas j’ai adoré « Caught » « pris au piège » un superbe mélodrame passé récemment sur France 3
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C’est bien Caught, mais ça ne vaut pas Lettre d’une inconnue et ses grands films français.
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Alors ? Plus grand cinéaste français ou pas ?…
E.
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Hé, hé, hé. 😉 Je laisse ce débat à d’autres. Il me suffit de savoir qu’Ophuls est un grand cinéaste français. Et de toute façon, le plus grand cinéaste français, c’est Renoir. 🙂
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