Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman : « pas seulement pour le plaisir »

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Fanny et Alexandre (1982) est une extraordinaire plongée dans les souvenirs d’enfance d’Ingmar Bergman transfigurés par la magie du cinéma. « Pas seulement pour le plaisir », peut-on voir inscrit sur le petit théâtre de marionnettes d’Alexandre au début du film. Oh non, pour Bergman, le théâtre et le cinéma ne sont pas seulement pour le plaisir ; ils lui ont peut-être même sauvé la vie.

Dans Laterna Magica, sa très belle autobiographie, Bergman raconte sa jeunesse, qu’il passa dans les presbytères dont son père pasteur eut la charge ; elle fit sur lui une impression profonde. Il pouvait encore cinquante années après, par la pensée, « se promener dans le paysage de son enfance ». Il fut élevé dans une atmosphère pesante où le pêché et la rétribution des fautes étaient des notions naturelles que nul ne s’avisait de remettre en cause. Les punitions s’appliquaient selon une graduation établie et, pour les plus graves, suivaient une mise en scène qui commençait par l’aveu du petit Ingmar, continuait par une mise en quarantaine du « criminel » et s’achevait par un châtiment corporel infligé cérémonieusement dans la chambre du père. Pour survivre à ce traitement qui « brisa » son frère, Bergman n’eut d’autre choix que de s’inventer un personnage, que de jouer un rôle, que de mentir, que d’affabuler. Un de ses très jolis mensonges fut de prétendre à l’école que ses parents l’avaient vendu à un cirque ambulant pour y tenir l’office d’acrobate – Fanny et Alexandre reprend tel quel cet épisode. Assimilant la vie au mensonge, il en retira son moi véritable qui se réfugia dans une petite chambre de son âme et y serait peut-être resté si le cinéma n’y avait jeté une amarre. Encore enfant, il entra en possession d’un cinématographe, échangé avec son frère, qui projetait de petits films ; devant eux, il avait l’impression de redevenir lui-même, comme si le projecteur illuminait le fond de son âme. Ajoutons que pour son esprit impressionnable et retiré dans les limbes du rêve, l’atmosphère des presbytères détenait une part de magie ; il peinait à percevoir la frontière entre le fruit de son imagination et la réalité ; le temps n’existait pas. Lui-même était un « être divisé », ne se montrant jamais véritablement aux autres. Il haïssait ce père à l’âme tourmentée qui parlait d’amour dans ses sermons mais faisait régner une sorte de terreur au foyer et souhaitait secrètement sa mort. Réfugié dans sa « chambre intérieure », la réalité lui semblait une illusion. Seuls lui semblaient vrais les rêves, le théâtre, le cinéma. Fanny et Alexandre est l’histoire de cet enfant, qui se met à jouer un rôle pour échapper à la réalité et voit la magie du monde des rêves lui venir en aide.

Toute l’ouverture du film est prodigieuse, baignée par la musique liquide du deuxième mouvement du quintet pour piano (opus 44) de Schumann. Alexandre médite devant un théâtre miniature qui est pour lui la porte d’entrée du monde. Puis, il erre dans les longues pièces du bel appartement de sa grand-mère encore plongé dans la semi-obscurité de l’aube. Il est seul et parait rechercher quelque chose ou quelqu’un. Il appelle alors successivement tous les membres de sa famille, comme si Bergman prenait la voix d’un enfant pour convoquer ses souvenirs. Le jour se lève, une lumière venue du fond du cadre éclaire une pièce à la décoration somptueuse ; de lourdes tentures rouges et vertes, d’une couleur si profonde que l’on pourrait s’y perdre, en forment les parois et le dôme comme d’une scène de théâtre ; un lustre s’illumine : ce sont les souvenirs de Bergman qui prennent vie. Alexandre s’est assoupi sous une table ; il rêve. Il voit alors ce que Bergman cru voir enfant, dormant lui aussi sous la grande table de l’appartement de sa grand-mère : une statue pleine de grâce qui lève un bras comme lui faisant signe, représentation de la beauté et de l’art, et de l’autre côté de la pièce (du moins dans la version longue) la mort et sa faux qui grince sur le parquet. D’emblée, Fanny et Alexandre nous donne une définition possible de la vie : un rêve qui oscille entre la beauté et la mort.

La première partie du film est consacrée à la fête familiale du jour de Noël, époque bénie pour Alexandre et sa soeur Fanny. Les membres aisés de la famille Ekdal en sont les protagonistes bienheureux ; ils connaissent certes les turpitudes de la vie mais aussi ses joies : à la fois écartèlement et acceptation de leur condition qui prolongent certaines pièces de Tchekhov. C’est un bonheur de voir Bergman échapper aux démons de la destruction qui hantent tant de ses films précédents pour donner ici une représentation réconciliée de la vie. La division de l’être qui le hante est toujours là, mais elle semble mieux acceptée. La munificence avec laquelle est reconstituée l’appartement de sa grand-mère lui assigne le rôle de lieu merveilleux et protecteur pouvant conjurer ses mauvaises pensées. La direction artistique est impressionnante durant cette première partie où les plans, superbement éclairés par Sven Nykvist, sont pareils à des tableaux vivants ; on pense plus d’une fois à Vermeer dans les scènes montrant l’intendance de la maison.

Mais déjà se noue le drame qui va bouleverser la vie d’Alexandre et de sa soeur Fanny : leur père est gravement malade. Ce père est directeur de théâtre, c’est-à-dire père aussi pour les comédiens de sa troupe. Bergman transpose ici un rêve secret qu’il chérissait enfant : à travers Alexandre, il imagine une enfance où il aurait été non pas le fils d’un pasteur sévère, mais celui d’un directeur de théâtre bienveillant. De sorte que lorsque ce père idéal meurt et qu’Emelie (Ewa Fröling), la mère d’Alexandre, épouse en seconde noce un pasteur, l’homme qui fut le père de Bergman dans sa vie devient en somme le beau-père haï d’Alexandre. Idée géniale et manière de vengeance artistique contre son père enjambant les années. Fanny et Alexandre tombent donc du paradis de l’appartement de la grand-mère, et partent vivre avec leur mère et leur beau-père dans un presbytère aux pièces nues et froides, contraints de se conformer aux strictes règles de vie imposées par la soeur du pasteur. A ce lieu lugubre et gris, au seuil duquel tout espoir doit être abandonné, où la vie est indissociable de la douleur et de l’angoisse, s’oppose l’appartement aux couleurs vives de la grand-mère Ekdal. C’est pour Alexandre une époque de désarroi mais aussi de révolte intérieure.  Il reçoit en serrant les dents des châtiments corporels des mains du beau-père, et en conçoit pour lui une haine mortelle. Ce n’est pas celle-ci, toutefois, qui le rend si difficile à briser, c’est la force du rêve. Car comme Bergman enfant, Alexandre se retire en lui-même ; il se réfugie dans la petite chambre intérieure du rêve, ne voyant plus la réalité qu’à travers un voile le prémunissant contre les douleurs les plus vives.

Ce rêve, comme souvent chez Bergman, a partie lié avec une pièce de théâtre, en l’occurence Hamlet de Shakespeare. Lors du mariage de sa mère avec le pasteur, Alexandre avait aperçu le fantôme muet de son père qui le regardait, comme l’intimant de veiller sur sa mère ou de le venger. Or, c’est précisément le rôle du spectre du père d’Hamlet qu’il tenait lorsqu’il est mort. La grand-mère l’a dit : « la vie est une succession de rôles » et les rôles du drame à venir ont été distribués : Alexandre sera Hamlet et vengera son père en tuant par la pensée le pasteur, lequel tiendra le rôle de Claudius, tandis que les murs roides du presbytère figureront Elseneur. Ce sont aussi les puissances de la magie (création d’une même origine que le théâtre) qui viendront à l’aide d’Alexandre (et de Fanny, quoique celle-ci, moins impressionnable que son frère, soit moins susceptible que lui de faire appel aux puissances de l’art pour affronter la réalité). Cette magie, Bergman la fait intervenir à sa manière, avec un naturel parfait. Nul besoin de poudre de perlimpinpin ou de gadget qui justifierait l’existence de la magie ou des démons chez Bergman. Nulle explication rationnelle n’est donnée pour ce coffre « magique » lors de la scène où Isak (Erland Josephson, un des acteurs fétiche de Bergman) vient sauver Alexandre dans le presbytère. Car ne l’oublions pas, chez Bergman enfant, et même chez Bergman adulte, la frontière entre réalité et rêve, entre raison et magie, entre scepticisme et croyance est ténue et parfois n’existe pas. C’est pourquoi il peut aussi facilement pénétrer dans le monde du rêve ou du cauchemar dans ses films et lui conférer cette réalité, cette présence souvent terrifiante (qui ne se retrouve guère chez les modernes que chez Lynch), par exemple dans L’heure du Loup ou Cris et chuchotements, ce film si éprouvant et difficile à voir. Bergman filme ce que la raison ne peut admettre comme quelque chose qui existe vraiment, concrètement.

Jamais aucun cinéaste n’a filmé le rêve, n’a suggéré le monde spirituel, aussi bien que Tarkovski. Son influence sur la séquence de Fanny et Alexandre où apparait Ismaël, cet adolescent aux dons surnaturels, est patente et l’on sait l’admiration du cinéaste suédois pour le cinéaste russe. Car il y a quelque chose de tout à fait rare pour un film de Bergman, dans cette scène avec Ismaël où la magie une nouvelle fois convoquée est l’instrument de la vengeance d’Alexandre, un espèce de mysticisme dont l’origine se trouve dans d’autres souvenirs d’enfance de Bergman abrités dans sa « chambre intérieure« . Ceux sans doute où il apostrophait Dieu intérieurement pour ses déficiences avec le sens de l’indignation d’un enfant. A quoi bon un Dieu s’il ne peut même pas faire de magie, ni punir les méchants, à quoi servirait-il ? Outre celle de la foi, une différence significative distingue toutefois les deux cinéastes : chez Tarkovski, le spectateur rêve avec le réalisateur russe qui l’emmène avec lui en voyage le temps du film. Chez Bergman, le rêve reste rivé au sol par quelque chaine invisible, par quelque traumatisme, comme si l’inverse se produisait, comme si c’était le sentiment de la réalité et de la finitude du monde qui entraient dans le domaine du rêve et le contaminaient, lui conféraient la consistance interne de la réalité. Qu’à cela ne tienne, dans l’histoire de Fanny et Alexandre, les puissances de l’art triomphent de la réalité. Les scènes qui se déroulent dans l’espèce de caverne magique qui tient lieu de magasin à Isak le démontrent. Dans une scène de la version longue, un récit lu par Isak à Alexandre prend vie sous nos yeux, miracle de l’art du récit qui se fait chair. C’est que le rêveur, et certains enfants (à l’instar d’Alexandre et du petit Ingmar) sont de fervents rêveurs, peut oblitérer la frontière entre rêve et réalité par la puissance de son imagination : c’est une des leçons que nous délivre ce grand film testamentaire, qui permet de mieux comprendre Bergman et la souffrance que recèlent souvent ses oeuvres, le plus beau de son auteur et où, de ses rêveries, lui nait une autre enfance.

C’est à l’artiste qu’il a problablement le plus admiré dans sa vie qu’il s’en remet pour donner les clés du récit : August Strindberg. Bergman adapta quatre fois sa vie durant Le Songe de Strindberg, fantaisie dramatique mélangeant rêve et réalité.  Dans une scène proustienne où Bergman se souvient de ses conversations avec sa grand-mère, celle-ci lit à haute voix ces phrases magnifiques et célèbres de la préface de Strindberg au Songe : « Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Le temps et l’espace n’existent pas. Sur un fond de réalité insignifiante, l’imagination brode et tisse de nouveaux motifs ». Ces mots colorent et éclairent rétrospectivement tout le film par leur pouvoir évocateur. Oui, dans Fanny et Alexandre tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Et en même temps, cette ode au pouvoir de l’art est une ode à la vie. L’oncle Gustav Adolf, bon vivant et jouisseur,  le dit lui-même : les Ekdal n’ont pas vocation à percer le mystère du monde ; ils ont le droit de se contenter d’y rechercher le bonheur, injonction finale que le film adresse au spectateur. Mais on jurerait que Bergman se l’adresse à lui-même.

Strum

PS : Fanny et Alexandre fait partie de ces films qui existent en deux versions différentes, une version exploitée en salle de plus de 3 heures et une version de plus de 5 heures diffusée en cinq épisode à la télévision suédoise, toutes les deux montées par Bergman et Sylvia Ingemarsson. Ces deux versions sont exceptionnelles, et mon sentiment est que l’on peut se contenter (si j’ose dire) de voir la version de trois heures. Toutefois, la version de 5 heures avait la faveur de Bergman et elle contient certaines images inoubliables (une des plus importantes étant l’apparition de la mort et de sa faux, contrebalançant l’apparition de la beauté au début du film, et absente, curieusement, de la version cinéma).

PPS: Ma citation du Songe provient de l’édition de la pièce parue chez L’Arche. Il me semble que les sous-titres du film diffèrent légèrement.

PPPS : Je prends quelques semaines de vacances et vous retrouve à la fin du mois. Bel été à toutes et à tous.

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11 commentaires pour Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman : « pas seulement pour le plaisir »

  1. bailaolan dit :

    Bonnes vacances Strum! Je vous souhaite de trouver (sait-on jamais?) quelques fraises sauvages!
    Bailaolan AKA Tororo

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  2. je possède le Blue-Ray mais toujours pas regardé. Cet hiver peut-être…
    Bonnes vacances Strum et à bientôt…

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  3. dasola dit :

    Bonjour Strum, Fanny et Alexandre est un film sublime qu’il faut voir sans modération. Je l’ai vu en salle et j’ai la version par Criterion rien que pour la qualité de l’image. Excellentes vacances pas aussi pluvieuses qu’aujourd’hui, j’espère.

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  4. 100tinelle dit :

    Toujours pas vu mais sur ma liste des films à voir. Mais avant, ce sera la lecture Laterna magica d’Ingmar Bergman, qui m’attend sagement sur mes étagère depuis plusieurs semaines.

    Il ne me reste plus qu’à te souhaiter de très agréables vacances 🙂

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