L’humanisme au cinéma, cette foi en l’individu passée de mode aujourd’hui, demande à être définie, sans quoi le mot sonnera creux. Chez Ford, il dérive de l’angle de prise de vue et de la composition des plans qui rendent aux personnages leur dignité. Chez Renoir, il est porté par une caméra attentive aux êtres dans ses meilleurs films. Chez Kurosawa, il est au début philosophie de l’action. On pourra trouver d’autres définitions que ces exemples schématisés. Chez Frank Capra, l’humanisme est un discours suivi d’actes lui donnant effet. C’est particulièrement visible dans La Ruée (American Madness) (1932) qui précède les classiques humanistes qui font encore aujourd’hui sa célébrité : L’Extravagant Mr. Deeds (1936), Monsieur Smith au Sénat (1939), L’Homme de la rue (1941), La Vie est belle (1946). C’est une sorte de résumé ou de filage, en 1h15, de tout ce qui fera la veine humaniste de Capra, un prologue qui la commence et l’annonce. On y passe en quelques minutes du désespoir à l’euphorie ou inversement selon une cyclothymie propre au cinéaste (preuve qu’il n’est pas si naïf que certains le disent), le cadre de l’action est décrit avec minutie (chez Capra, il n’y a pas d’idéaux qui ne s’incarnent par l’exemple dans le monde concret) et la résolution heureuse est permise grâce aux actions quasi-miraculeuses de quelques hommes de bonne volonté.
C’est presque un huis-clos car le film se déroule uniquement dans l’Union National Bank que dirige Thomas Dickson (Walter Huston), à l’exclusion de la foule aux abords de la banque et d’une courte séquence dans une voiture et un appartement. La banque est cambriolée avec la complicité d’un employé endetté et peu scrupuleux. Matt Brown (Pat O’Brien), un caissier protégé de Dickson, est accusé à tort. Dans le même temps, une rumeur se répand : la banque ne dispose plus de fonds propres suffisants et est au bord de la faillite. Dans un mouvement de panique, les épargnants affluent en masse pour retirer leurs dépôts, faisant craindre pour la survie de la banque.
Si la narration ramassée permet de bien voir les mécanismes à l’oeuvre dans le scénario de Robert Riskin, le scénariste fétiche de Capra (cette oscillation entre le désespoir et l’euphorie, entre le discours humaniste et l’acte qui lui répond), elle met aussi en exergue la maitrise technique du cinéaste, qui lui permettait de raconter avec fluidité et vitesse des récits denses. Capra, qui débuta comme monteur, découpait souvent à l’interieur des scènes sans recourir au plan séquence (il n’avait pas l’oeil esthète d’un Ford). Par le montage, il raccordait ensuite les plans (des plans moyens montrant les têtes et les troncs, avec une même échelle de plan) en assurant mouvement et dynamisme à la scène. On s’en aperçoit dès le début, avec la séquence de l’ouverture du coffre : plans multiples au lieu d’un seul plan fixe, montage rapide, personnages qui parlent en même temps, la séquence est d’une étonnante modernité. A la photographie, on retrouve Joseph Walker, qui fut comme Riskin de l’aventure de plusieurs Capra des années 1930.
La scène où la rumeur de la faillite de la banque se répand est de même propulsée par le montage : une suite de plans de visages au téléphone, avec des durées de plans de plus en plus brèves, au fur et à mesure que la panique augmente. Excellent exemple de ce poison qu’est la rumeur où chacun se donne de l’importance en indiquant à un ami d’un regard ou d’un ton pénétré qu’il détient d’Y, qui lui-même détient de Z, telle information sur X, laquelle information est exagérée progressivement, jusqu’à tellement s’éloigner de la réalité initiale qu’elle finit par générer, au pire un mouvement de panique, au mieux une fausse croyance. Par cette scène et celle de la foule irrationnelle des épargnants, admirablement filmée par Capra, sont décrits les mécanismes de propagation des mouvements de panique bancaire et boursière qui conduisirent à la crise de 1929 et l’on peut voir La Ruée comme une tentative d’antidote à la Grande Dépression qui a commencé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ne fonctionnent pas autrement quand une rumeur non fondée s’étend, et le titre original du film (American Madness) semble tout aussi bien illustrer ce qui s’est passé outre-Atlantique lorsque les américains ont élu Trump Président dans un grand élan d’irrationalité.
A ce poison de la rumeur, à la foule privée de boussole, Capra oppose la foi dans l’homme, la foi de Dickson (un banquier de cinéma certes, qui prête sur la foi de la confiance qu’il prête individuellement à ses emprunteurs – Walter Huston est excellent dans ce rôle), et la foi de Matt dans Dickson, et c’est d’ailleurs quand la foi vient à manquer (quand Phyllis Dickson met en doute l’amour de son mari) que la catastrophe est prête d’arriver. Le film se déroule sur trois jours, et quand commence le troisième jour (début identique au premier), on comprend que cette foi dans l’individu, loin d’être facile (elle s’use par la fatigue et l’érosion du temps), est ce qu’il y a de plus difficile car il faut recommencer encore et toujours.
Strum
PS : Je rappelle tardivement l’existence d’une rétrospective Capra en cours à la Cinémathèque française. Le programme est ici :