Clint Eastwood a déjà consacré tant de films à la figure du héros américain que l’on pouvait craindre de Sully (2016) un récit usé voire sclérosé. Pourtant, il n’en est rien. Tiré d’une histoire vraie, Sully relate l’histoire de l’amerrissage forcé d’un A320 sur l’Hudson en 2009 (chacun en connait les images) et l’enquête menée par les autorités de l’aviation civile américaine pour déterminer si le commandant de bord, Chesley Sullenberg dit « Sully », a pris les bonnes décisions.
Sully (Tom Hanks) a tout du héros américain modèle, et il place ses pas dans la lignée de ces héros du cinéma classique qui prétendaient ne faire que leur travail tout en sauvant des vies. Tom Stern, directeur de la photographie d’Eastwood depuis bientôt quinze ans, cadre Tom Hanks selon sa manière habituelle, où les plans sont composés simplement (l’acteur en est toujours le centre) et sous-éclairés à dessein, cette sous-exposition plongeant les acteurs dans une semi-pénombre, comme en retrait du monde. Dans d’autres films, cette photographie terne manque parfois de panache. Ici, elle convient parfaitement au personnage de Sully, qui se méfie des caméras et qui refusant le rôle de héros que les médias voudraient le voir jouer n’a qu’un souhait : retourner à l’anonymat de son ancienne vie de pilote. Lui-même peine à comprendre la raison de cette effervescence car il estime n’avoir fait que son devoir de pilote. Cette idée du devoir, Eastwood lui donne corps sans forcer grâce à la construction très habile d’un scénario se déroulant en majeure partie durant le temps de l’enquête ayant suivi l’amerrissage. L’accident étant narré sous forme de flashbacks fragmentés, ils prennent par leur appartenance au passé un caractère inéluctable relevant d’une nécessité fort étrangère à l’action héroïque (on sait déjà ce qui est advenu, ce qui n’ôte rien à l’efficacité de ces scènes économes de leurs effets).
Si le film n’était que cela, la reconstitution procédurale d’un amerrissage miraculeux permis par le sang froid du pilote, le compte rendu d’un héroïsme serein éloigné des feux de la rampe, il ne serait qu’une illustration tranquille et donc douteuse d’un évènement qui aurait pu tourner au drame. Or, Eastwood et Tom Hanks ajoutent une autre dimension à cette histoire en opposant les décisions humaines du pilote dans son cockpit aux algorithmes et aux simulations de vol que leur objectent les enquêteurs des autorités civiles américaines. Les résultats de ces algorithmes et simulations attesteraient que Sully avait le temps de retourner poser son avion à LaGuardia et qu’amerrir sur Hudson était une erreur de jugement. C’est dans cette opposition entre l’homme et la machine, entre le héros se fiant à son jugement et le monde moderne, ses impératifs de rentabilité et ses rapports d’assurance, que réside le coeur du film. Peut-on encore être un héros à l’âge des commissions d’enquête (qu’Eastwood représente sous des dehors peu avantageux, accentuant le trait par rapport à la réalité) et de la robotisation progressive de la société ? Ce que le Conseil national de la sécurité des transports reproche à Sully, c’est de ne pas s’être conduit en robot, en machine capable de prendre les décisions les plus efficaces en un éclair en fonction d’algorithmes pré-déterminés. C’est oublier, comme le dit Sully lui-même lors de son audition, « le facteur humain », que nulle machine ne saurait remplacer, sauf à y perdre une part de notre humanité. En filigrane, Eastwood parait également opposer le jugement du peuple (pour lequel il ne fait aucun doute que Sully est un héros) et la machine bureaucratique, ce qui là aussi inscrit le film dans le cadre du cinéma américain classique, en particulier celui de Frank Capra. Cette opposition entre peuple et experts (dont Trump a fait le principe cardinal de sa campagne) a été reprochée à Eastwood par certains critiques américains, dans un contexte particulier il est vrai, puisque le réalisateur avait annoncé vouloir voter pour le populiste Donald Trump aux élections présidentielles américaines.
Reste que la tranquillité de ce film n’est qu’apparente et derrière elle transperce une inquiétude sur le devenir de l’homme et de tout ce que les âges passés avaient considéré comme un comportement juste voire héroïque. Dans Sully, c’est l’homme qui a raison, et la machine qui a tort, mais il n’en sera peut-être pas toujours ainsi dans un futur proche. Tom Hanks est formidable en Sully, parvenant à lui conférer la gravité sûre d’elle même qui fait l’étoffe des héros classiques et à suggérer d’une simple lueur dans le regard une inquiétude que l’on devine toujours présente, l’inquiétude d’être faillible qui fait de lui un héros humain. Il franchit même sans encombre certaines scènes moins inspirées de ce beau film (les moments où quelques notes solitaires mais superflues s’égrènent au piano et les appels téléphoniques avec sa femme, Laura Linney tenant la gageure de jouer le rôle ingrat d’une épouse qui n’existe que lors de conversations à distance). On est également heureux de retrouver Aaron Eckhart en co-pilote aussi fiable que moustachu.
Strum
Un cinéma très passionnant, un cinéma de la confiance, très maîtrisé et sans scories. Je ne peux pas ne pas penser à Capra. Hanks, héritier de James Stewart. 1H33, durée parfait dont certains feraient bien de s’inspirer. A bientôt.
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Oui, en plus c’est un film court. Vu le sujet, j’y ai été en trainant un peu les pieds mais j’ai été conquis.
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film vu ce soir. Oui, Tom Hanks incarne ce héros ordinaire comme autrefois James Stewart chez Capra, avec sans doute plus de gravité et moins d’innocence. Les membres de la commission d’enquête ne sont pas montrés comme trés sympathiques, mais Tom Hanks les défend car ils ne font que leur boulot. Comme lui a fait le sien. J’aime beaucoup les scènes d’action et les effets spéciaux mais je ne suppporte plus dans les films américains ces hommes et ces femmes qui se disent « I love You » à tout bout de champ ! Le film ne m’a pas déplu, je n’avais plus vu un film d’Eastwood depuis longtemps (Gran Torino, je crois), ça reste honnête, carré, »classique » et sans surprise. Et on est quand même loin de Un Monde Parfait, Bird ou encore Chasseur Blanc, coeur noir.
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Les scènes de Hanks au téléphone avec sa femme sont en effet les plus faibles du film et effectivement, même si c’est réussi, je ne compte pas non plus le film parmi les plus grandes réussites d’Eastwood.
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Sans te contredire nullement et simplement pour compléter ton texte assez juste. Je reprends ici quelques notes écrites ailleurs.
Sully travaille implicitement sur la schizophrénie du héros et de manière plus générale de l’Amérique. On voit, assez tôt dans le film, Sully devant son miroir, par deux fois, sans compter son face à face avec lui-même répété devant les écrans télé, l’image du héros médiatisé face à l’homme véritable et à ses doutes. Et pour insister sur l’idée, le choix de l’acteur Aaron Eckhart que l’on connait notamment pour avoir joué Double-Face.
Mais cette schizophrénie, qu’est-ce qui la justifie ? De quoi est-elle née ? La réponse hante toujours le cinéma américain : elle est une conséquence post-traumatique des attentats du 11 septembre 2001. L’avion dans la ville marque autant à présent que le monstre dans le placard.
Depuis 2001, au final, on doit pouvoir parler d’une (nouvelle) dualité sociétale : le héros -l’incarnation américaine-, d’une part valorisé par une société qui tient au facteur humain (qui se traduit à l’image par la figure du héros elle-même, de Sully mais aussi du pompier, du sauveteur…), d’autre part très vite remis en question par celle qui tend à effacer ce facteur humain (l’Amérique paranoïaque, sécuritaire, bureaucratique, celle qui oublie l’homme pour des raisons qui finissent par lui échapper ; incarné par la commission d’enquête, ceux que tu appelles justement les experts). L’Amérique est traumatisée et ainsi partagée, divisée.
Sully va être dur à oublier quand il s’agira d’établir un top 10 pour l’année.
Puis-je te renvoyer à un autre texte intéressant sur Sully, pour son parallèle fait avec American sniper ? A lire sur le site Cinematraque.
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Merci Benjamin, j’ai été lire ton texte intéressant sur cinématraque. Je n’ai pas vu American Sniper (le sujet ne m’intéressait guère), mais je suis amateur du genre de lecture parallèle à laquelle tu t’adonnes là-bas, et il est difficile en effet de ne pas voir les références au 11 septembre dans Sully. PS : je suis moins convaincu par l’argument Eckhart a joué Double Face donc… 🙂 Et n’oublions pas non plus que l’argument peuple vs experts fut celui instrumentalisé par Trump pendant toute sa campagne, ce qui rend sa propre schizophrénie très consciente d’elle-même et bien inquiétante puisqu’elle tend à produire de l’exclusion (est exclu tout ce qui est extérieur à la figure du bon américain pétri de bon sens et reconnu par les siens). Dans ce sens, les experts honnis par Eastwood ne sont nullement ce dont l’Amérique a le plus à craindre à mon avis et la paranoïa n’est pas chez eux.
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Une très chouette chronique à laquelle je souscris largement. Je n’ai pas grand-chose à ajouter, si ce n’est que j’ai moi aussi bien aimé le film. Ce personnage fait un très beau personnage eastwoodien.
Cela dit, si Clint voulait bien revenir à la pure fiction, ça me ferait plaisir également.
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Merci Martin, je suis probablement moins amateur de Clint Eastwood que toi, mais celui-ci est en effet réussi. Comme toi, je préfère de manière générale, la fiction pure aux films qui se présentent comme reconstituant une histoire vraie.
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