Moi, Daniel Blake de Ken Loach : oeuvre au noir

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Moi, Daniel Blake (2016) de Ken Loach est un beau film, au sens platonicien de la beauté, où celle-ci rejoint l’idée du bien, la plus haute de toutes les idées selon Platon, qui fait mieux voir le monde. C’est l’histoire kafkaïenne d’un ancien charpentier sexagénaire, Daniel Blake, qui bien que victime d’une récente crise cardiaque se voit dénier le droit à sa pension invalidité à la suite d’un contrôle de l’administration anglaise auquel il a répondu candidement. Il se retrouve dans une espèce de no man’s land administratif, reconnu apte à travailler par l’administration et dès lors sommé de rechercher un emploi afin de recevoir ses allocations chômage alors même que son médecin lui a formellement interdit de reprendre une activité.

Blake est doublement exclu du système : parce qu’il ne rentre plus dans une case de formulaire, et parce qu’il ne sait pas utiliser un ordinateur, ce qui l’empêche de communiquer avec une administration qui a numérisé ses services et réduit à la portion congrue les rapports humains avec les « usagers« . Il est à la fois le K de Kafka (lettre que contient son nom) qui butte sur les règles obscures du Château, et l’homme déphasé qui n’appartient plus à son temps et est poussé vers la tombe (« C’est avec les pierres de la Loi que l’on a bâti les prisons » a écrit un autre Blake : William, le poète pré-romantique anglais).

Loach filme Daniel Blake comme un homme vertueux aidant son prochain – ainsi cette mère courage qui élève seule deux enfants, que Blake aide sans demander son reste. Il lui oppose une administration anglaise où l’on applique les règles sans états d’âme, sans humanité, sans considération pour les chômeurs (à l’exception de Ann) et l’on voit bien ce qu’il dénonce : les délégations de service public confiées à des prestataires privées, tout un système obsédé par la réduction des coûts et la rationalisation des services publics, rançon d’un monde ayant épousé le capitalisme financier anglo-saxon où les Etats sont endettés et les sources de financement limitées (la France se trouve mieux lotie que l’Angleterre du point de vue des redistributions sociales malgré tout). On pourrait reprocher au film un certain manichéisme, une volonté d’édifier le spectateur auquel sont d’ailleurs données, par l’entremise de fondus au noir réguliers, des chambres d’échos propres à accueillir son indignation. On pourrait dire : Loach ne se renouvelle pas, ne s’embarrasse guère de nuances. On pourrait faire valoir que visuellement ce film a des allures de téléfilm. On pourrait rappeler la formule usée de Gide sur « les bons sentiments » (qui sert trop souvent de justificatif).

Mais tout cela pèse peu finalement par rapport au destin de Daniel Blake, la seule chose qui intéresse Loach ici, et qui finit par susciter notre intérêt. Car ce film racontant une histoire simple, l’histoire d’un homme, convainc et émeut par la dignité de son personnage principal qui réfute le statut « d’usager » et réclame la qualité d’homme (d’où le titre), par la modestie de sa démarche formelle où le champ-contrechamp est généralement la règle du découpage (nulle trace ici de cette caméra portée qui s’est imposée comme l’instrument de prédilection d’un cinéma social-naturaliste confondant indignation et agitation), une modestie d’artisan cohérente car elle prolonge à l’écran le métier de charpentier de Daniel et valorise l’intelligence de la main – non pas celle qui tient la souris de l’ordinateur mais celle qui tient les ciseaux du charpentier. Surtout, il y a ce sentiment du caractère inéluctable d’une narration dont on craint l’issue, comme si Loach lui-même n’y croyait plus. Et au terme du récit, on réalise que les fondus au noir que l’on croyait superflus reflétaient la pénombre du tombeau, étaient les encadrements d’une oeuvre au noir : c’est là que la conscience d’un homme s’est dissoute, et c’est de là que nous vient cette mémoire d’outre-tombe.

Strum

PS : Palme d’or du Festival de Cannes 2016, dont la délivrance à un tel film sous les ors et les sunlights synthétise toutes les contradictions de ce festival spécialiste du grand écart.

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10 commentaires pour Moi, Daniel Blake de Ken Loach : oeuvre au noir

  1. Très belle critique du film. Elle est juste et précise quand d’autres ont taillés le film sous tous ses angles parce qu’ils n’ont pas su faire abstraction d’un certain manichéisme dont tu parles. Il y avait bien d’autres choses à prendre dans un film où les émotions sont grandes et ne sont jamais manipulées.

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  2. 100tinelle dit :

    Pas trop envie d’aller au cinéma en ce moment mais je verrai ce film dès qu’il sera disponible sur petit écran. Je pense que je vais bien l’aimer également, en tout cas, je pars sur un bon a priori. C’est vrai que parfois Ken Loach force le trait (je pense notamment au film « Ladybird, Ladybird »), mais peu importe car il arrive chaque fois à m’embarquer. Pour moi, il fait vraiment partie des réalisateurs majeurs de son temps.

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle, oui, il y a des périodes où l’on a moins envie d’aller au cinéma. Loach force parfois le trait en effet (personnellement, je n’en ferais pas un réalisteur majeur), mais ici, cela passe bien.

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  3. princecranoir dit :

    William Blake est convoqué ! et bien sûr Kafka et son « château » (ne pourrait-on pas ajouter Gregor Samsa gesticulant sur le dos ?). Superbe article en tous les cas.
    « L’intelligence de la main » contre celle du clic, cette dialectique n’est-elle pas un peu trop simpliste malgré tout ? Evidemment, je suis sensible par ailleurs à l’humilité de la forme que prennent souvent les films de Ken Loach, et me laisse emporter volontiers sur les chemins tortueux de ces déçus du système (les « Navigators » du chemin de fer, la jeune femme de « It’s free world »), broyés comme Daniel Blake dans les mâchoires du libéralisme. Son dernier film porte, c’est indéniable, toujours ce message révoltant, mais comment adhérer totalement à ces portraits de si « bons » citoyens (et je ne parle pas de « bons sentiments » mais de personnalités à la droiture suspecte) ? Même si cela était sans nul doute le but recherché, j’ai résisté malgré moi à cette tentative de « récupération » émotionnelle.
    Mais soyons clairs, cela reste un « beau » film (tel qu’énoncé en incipit).

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    • Strum dit :

      Merci Princécranoir. Oui c’est sûr, ses personnages sont héroïques, ils sont droits, exemplaires et sans reproche et à ce titre le film a quelque chose d’édifiant. Mais bon à partir du moment où l’on accepte ce postulat pour les besoins du film, celui-ci émeut (en tout cas m’a ému alors que j’étais au départ assez sceptique), d’autant qu’il n’y a pas de tentative de chantage émotionnel par la mise en scène (qui reste sobre, sans ralenti racoleur ni violons sanglotants, etc.). « Beau film » donc. 🙂

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  4. tinalakiller dit :

    Ta critique est magnifique, profonde et rend vraiment justice au travail de Loach mal compris (notamment sur la question du manichéisme et tout ça). Je n’arrivais pas forcément à formuler mon idée mais ta réponse à Prince est à mon sens très juste pour défendre ce film.

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