Deux éléments principaux caractérisent le cinéma de Tsui Hark, cinéaste de la vitesse.
Premier élément : une capacité à créer en quelques plans des personnages purs, condamnés souvent à la solitude en raison d’un sens de l’honneur qui les exclut de la société corrompue ou médiocre dans laquelle ils vivent. Ce sens de l’honneur, que l’on peut rapprocher de l’esprit chevaleresque, leur vient d’une force intérieure, tandis que le monde extérieur où l’honneur fait défaut n’est que chaos et confusion. Les personnages de Tsui Hark semblent ainsi être inspirés des wu-xia, ces chevaliers errants héros d’un très ancien genre littéraire (le récit de wuxia) né en Chine sous la dynastie des Tang (618-907). Ils en ont l’esprit pur et les capacités physiques extraordinaires qui relèvent parfois du fantastique (Zu, les guerriers de la montagne magique (1983)). Ces personnages purs fonctionnent souvent par pairs : un homme et une femme. Ce premier élément de la manière de Tsui Hark est donc intérieur.
Deuxième élément : un bouillonnement, un chatoiement visuel où dans ses meilleurs films, Tsui Hark invente par ses cadrages baroques et sa vitesse d’execution (en termes de découpage et de montage) des mondes cinématographiques avec des lois physiques différentes des nôtres (du point de vue de la gravitation et de l’énergie), où semble régner le chaos. C’est l’élément extérieur du monde tsui-harkien, qui rend compte de la confusion du monde, opposée à la force intérieure de ses personnages. Ainsi, dans certains films de Tsui Hark, on a l’impression qu’il n’y a presque pas d’espace pictural (c’est-à-dire le cadre en tant que tel, l’image perçu comme un tableau) au sens où la composition du plan n’est jamais plane, et toujours changeante, montrant tel ou tel détail décadré plutôt qu’un plan d’ensemble – et puis, tout va tellement vite, à l’instar des scènes d’action étourdissantes de Time and Tide (2000) ou The Blade (1995). Dans le même temps, le sens de l’espace de Tsui Hark lui permet d’organiser (l’organisation n’est pas l’ennemi du style baroque), à partir de ces détails, de ce chaos apparent, l’espace filmique par un découpage clair assorti de mouvements de caméra aussi courts que maitrisés, de telle sorte que le spectateur, étonné au début (certains seront même déstabilisés) par ce ballet d’images et de décadrages, est à même de comprendre clairement l’action : la confusion contamine la narration, mais d’un point de vue formel le chaos est clairement visualisé et non subi (nous ne sommes pas chez Lars von Trier qui confond style et agitation). Dans la scène d’action dantesque qui occupe le coeur de Time and Tide et se déroule dans un immeuble de Hong Kong, on saisit parfaitement où se trouvent les personnages d’un point de vue topographique, qu’ils soient perchés sur un toit, cachés dans un frigidaire, aux aguets dans un escalier, où qu’ils descendent en rappel l’immeuble sous les yeux ahuris d’un habitant témoin de la scène. De surcroît, les quelques effets numérique ne nuisent jamais au caractère physique de cette scène où les cascadeurs sont rois et où l’on regarde fasciné les prouesses de Jack (Wu Bai), véritable chevalier chinois des temps modernes, sorte d’homme sans nom qui apparait soudain dans le film pour en disparaitre à la fin après avoir rendu justice. Tout cela produit le graal du cinéma d’action : une excitation propre à emporter le spectateur séduit par ce film qui donne l’impression de s’inventer sous nos yeux.
C’est donc la conjonction d’une conception ancienne des personnages, assise sur une tradition littéraire chinoise, et d’une conception moderne de la mise en scène bravant le caractère pictural du cinéma classique et toujours en quête de nouvelles idées, de nouvelles technologies, de nouvelles inventions, au risque parfois du mauvais goût, du kitsch ou du plan manifestement bricolé, qui est à l’origine du style si particulier du cinéma de Tsui Hark. De ce choc entre deux mondes, deux âges des idées, nait une mélancolie que l’on trouve de manière sous-jacente dans plusieurs films du cinéaste (dont l’action se déroule d’ailleurs souvent dans le passé, facteur propre à accentuer la mélancolie de l’ensemble). C’est à dessein que j’ai parlé en premier de l’élément des personnages purs. Car on ne mentionne la plupart du temps pour évoquer le réalisteur que de la vitesse de sa mise en scène, en omettant de s’intéresser à ses personnages. Or, sans personnages forts pour s’y appuyer et s’y opposer, cette mise en scène n’aurait pas un tel impact, serait privée d’un contraste nécessaire qui participe de l’organisation générale de ce cinéma.
Le texte d’introduction de Time and Tide, biblique, nous parle de la création d’un monde. Mais en même temps que ce monde, l’espace de trois scènes, s’impose le personnage de Tyler (Nicolas Tse) et nous percevons immédiatement sa mélancolie ; puis le film se fait comédie romantique le mettant aux prises avec son amie ; puis il se transforme en film d’action sans qu’on y prenne gare, car tout va très vite. Au centre du récit, s’impose progressivement Jack qui parvient à arrêter la vague (tide) du chaos annoncé lors de l’ouverture du film, qui suspend momentanément le temps (time) par ses prouesses venant du fond des âges, le temps de la rétrocession de Hong-Kong à la Chine, le temps des règlements de compte armes au poing. Avec Welles, Tsui Hark est ainsi un des très cinéastes parvenant à mêler ainsi la vitesse et la mélancolie, laquelle se marie mieux habituellement avec une certaine lenteur. Lorsque Tsui Hark réussit à marier harmonieusement les deux éléments de son style, il est un grand cinéaste, capable de stupéfier son spectateur par des chorégraphies de l’action défiant la pesanteur ou de susciter en quelques plans un sentiment de mélancolie, quand il devient clair que le personnage juste, que l’action juste, que l’amour pur, ne recevra pas sa juste récompense dans ce monde-ci. Cette mélancolie, on la trouve ainsi dans le très beau et très romantique The Lovers (1994), qui raconte un amour impossible. Immédiatement après ce film suivent The Blade et son sabreur manchot, personnage traditionnel du cinéma d’arts martiaux hongkongais (ou Wu xia pian), mais le contraste entre les deux films n’est pas aussi prononcé qu’on pourrait le croire : The Blade, film furieux aux scènes de combat ahurissantes, est aussi le récit d’un amour impossible entre une femme et celui à qui le destin assigne le rôle de wu-xia, de chevalier étranger aux autres, amour qui est comme une veine cachée sous le récit ; aussi Tsui parvient-il à la fin du film à susciter un sentiment de mélancolie en quelques plans. On passe alors du temps instable de la vitesse au temps capturé et immobile de la mélancolie.
Dans le plus récent Detective Dee : le mystère de la flamme fantôme (2010), on retrouve l’élément intérieur du cinéma de Tsui Hark. Son Juge Dee (qui n’a rien à voir avec le personnage sage et ironique des excellents romans policiers de Robert Van Gulik, la Chine, et c’est justice, se réappropriant la figure historique qu’est le Juge Di Renjie qui, coïncidence troublante, oeuvra sous les Tang, dynastie qui vit naitre le wu-xia) est un homme de bien, dont les gestes sont guidés par une haute idée de la justice, qui fait de lui un homme solitaire, rejeté par un pouvoir et une société où règnent le compromis et l’arbitraire. C’est aussi un combattant hors pair, dont la force au combat est à la mesure de ses aspirations au bien et à la justice. Un héros tsui-harkien par excellence, donc, beau et bien écrit, parfaitement incarné par Andy Lau. J’aurais aimé que le film nous apprenne à mieux le connaitre, mais cela est bien dans la manière de Tsui Hark qui souvent, après nous avoir présenté à grands traits ses personnages, ne s’encombre guère de mots et d’introspection pour évoquer leurs origines.
En revanche, d’un point de vue formel, Detective Dee est moins étonnant dans ses cadrages, plus commun dans ses élans cinétiques, que les grands films du cinéaste des années 1990. Quelques ralentis, quoique rares et n’ayant pas d’autre but que celui de la lisibilité et de la décomposition des mouvements, paraissent par moment nuire à l’unité de l’action, bien que Detective Dee demeure soumis à l’impératif tsui-harkien de la vitesse et de la confusion du monde (d’un point de vue narratif). Detective Dee est un beau film à grand spectacle, aux décors grandioses (souvent marqués du sceau du numérique), foisonnant et parfois émouvant (très beau personnage, double féminin pur de Dee, que celui de Jing Er). Mais il est aussi le signe d’un cinéma moins singulier qu’auparavant, devenu au fil des années toujours plus tributaires d’effets spéciaux atteints de la maladie du gigantisme (rançon de la normalisation plastique opérée par le numérique et effet indirect, peut-être, de la rétrocession de Hong Kong à la Chine), même si Tsui Hark reste Tsui Hark.
Strum
Qu’il est bienvenu cet article sur Tsui Hark. Sans être grand spécialiste du cinéaste (et encore moins de l’écrivain néerlandais Van Gulik dont je n’ai lu aucun roman), je te rejoins sur les débordements numériques du « Detective Dee » qui, même s’il a perdu de sa prime jeunesse, conserve néanmoins l’alacrité, le foisonnement visuel, la fantaisie débridée qui teintaient les films des années.
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Merci. Oui, même si c’est du Tsui Hark édulcoré, Detective Dee reste sympa. Sinon, je regrette que beaucoup de Tsui Hark ne soient plus disponibles en DVD ou soient difficiles à trouver. Dommage car sa filmographie est riche de films à voir. HS : les Van Gulik sur le Juge Ti sont de très chouettes romans policiers.
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J’en prends note, ce qui va allonger encore un peu ma liste de lectures. Côté Hark, je demeure un novice, n’ayant pas encore découvert « The Blade » et « time and tide ».
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Dans ce cas, n’hésite pas à les découvrir, en particulier Time and Tide ! Toi qui es amateur de cinéma d’action, ou en tout cas qui ne le néglige pas, tu devrais largement y trouver ton compte (c’est un cinéma d’une grande vitalité, iconoclaste, d’une grande inventivité formelle (parfois, ça passe ou ça casse, comme on dit). Et chez Tsui Hark, il y a aussi une veine plus romantique à découvrir (The Lovers, etc.)
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Dans sa filmo pléthorique, je ne me suis arrêté que sur quelques actions enlevées (« piège à Hong Kong » avec notre Belge préféré, ou encore le fameux « Zu » qui impressionna tant John Carpenter). Un changement de registre me ferait sans doute découvrir une autre facette de son art.
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Je ne reviendrai pas sur « le festin chinois », sur les faiblesses d’un film de commande à l’humour souvent poussif mais qui permet toutefois à Tsui Hark de s’offrir un formidable champ d’expérimentation et pliant la comédie gastronomique aux injonctions du cinéma d’action pure, la joute culinaire vue comme un sport de combat.
Par contre, j’ai enfin vu le sidérant « time and tide » (dont je ferai l’éloge très bientôt sur le Tour d’Ecran), effectivement « le graal du cinéma d’action » comme tu l’as très bien écrit. On pourrait pourtant aisément lui reprocher de surexposer la forme aux dépens du scénario qui en devient totalement abscons à force de coupes et de scènes narratives qui viendraient en menacer la cadence infernale. Ainsi le reproche fait souvent aux films de Michael Bay, dont le découpage illisible fait la risée de la critique plus souvent qu’à son tour ? Je pense comme toi au contraire que si une partie de l’histoire disparait derrière l’action, la rendant assez vite assez hermétique à l’entendement, les personnages ne sont pas sacrifiés pour autant, ni même les enjeux qui les portent et animent le discours du réalisateur (à décoder entre les lignes : son échec américain). « Time and Tide » résiste à la compréhension comme « The Big Sleep » de Howard Hawks dans un autre registre et sans doute pour d’autres raisons. C’est là ce qui sépare assurément un fabuleux créateur de formes d’un fils de pub qui ne réfléchit son cadre qu’en terme d’impact publicitaire.
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Un film ebouriffant n’est-ce pas ! Oui, la force de Tsui c’est de savoir ecrire des personnages dont la trajectoire compte plus que l’intrigue.
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