Premier film de J.C. Chandor, Margin Call (2011) décrit la réaction de plusieurs salariés d’une banque d’investissement américaine qui liquide ses positions sur les marchés pour limiter ses pertes pendant la crise des subprimes de 2008. Bien qu’il s’agisse d’un film choral, Sam Rogers (Kevin Spacey, excellent acteur aujourd’hui aux oubliettes d’Hollywood à cause du mouvement #meetoo) en est le personnage principal. Au milieu du sauve-qui-peut général, il se pose la question suivante, d’ordre éthique : doit-il céder à Jeremy Irons, son patron, qui impose à ses traders de tout vendre en cachant la vérité à leurs acheteurs habituels (alors qu’ils savent vendre des titres sans valeur), quitte à ruiner leur crédibilité future dans le monde de la finance, ou doit-il démissionner ? Sam résiste pendant une heure mais finit par rompre en disant à Irons: « I am not doing this because of your little speech but because I need the money ». Son besoin d’argent, besoin social, besoin humain, triomphe de sa conscience. La survie de la firme se trouve assurée (moyennant de nombreux licenciements), mais le discours moral de Sam est passé par pertes et profits, révélant son caractère éphémère, presque virtuel, à l’image d’un titre dématérialisé. Du moins aura-t- il essayé de résister aux injonctions de son CEO, à l’instar du personnage joué par Stanley Tucci, risk manager licencié qui avait alerté sur l’absence de valeur des titres mais qui cède lui aussi pour les mêmes raisons : « I need the money ». Margin Call est un premier film d’une grande efficacité narrative, où plusieurs personnages sont écrits avec précision et vigueur, si bien que chaque acteur (Spacey, Irons, Demi Moore, Tucci, Bettany, la distribution est de qualité) se fond dans son rôle sans tirer la couverture à lui.
Cette même clarté dans la description des enjeux se retrouve dans le troisième film de Chandor, A Most Violent Year (2014), film plus ambitieux, plus ample par la diversité des lieux traversés et des personnages rencontrés, qui par son atmosphère glacée s’essaie à convoquer les mânes de certains films de gangster américain, mais moins efficace que Margin Call du fait d’un découpage plus lâche. A Most Violent Year évoque les difficultés d’Abel Morales (Oscar Isaac), chef d’entreprise d’une société de fourniture de fuel dans le New York des années 1980. Il est pris en tenaille entre la loi (un procureur général le soupçonne d’entente sur les prix et d’évasion fiscale, fréquentes dans son secteur) et le désordre (ses camions sont détournés avec faits de violence par un concurrent peu scrupuleux). Abel fait front et tente de sortir de cette crise passagère en suivant une voie droite (« the right way« , dit-il), une voie juste. En dépit de ce cadre différent, Margin Call et A Most Violent Year se ressemblent par bien des aspects.
D’abord, ce sont des films-personnages typiques : l’itinéraire que suivent les personnages en forme le tronc narratif. Leurs questionnements sont les fondations et la raison d’être de l’histoire, la propulsent, lesdits personnages faisant face à des situations de crise dans un univers froid et dénué de mystère (sorte de miroir inverse des films de James Gray où le mystère d’un monde tragique et prédéterminé semble s’imposer aux personnages sans qu’ils puissent rien y faire), où l’argent est le but de tous, où la résolution de l’intrigue provient de la mécanique du récit et moins des images.
Le « I need the money » de Margin Call est l’autre motif qui relie les deux films. Cette phrase revient à la fin de A Most Violent Year quand Abel, qui parle d’éthique pendant tout le film, finit par accepter après avoir longtemps résisté, l’argent détourné par sa femme Anna (Jessica Chastain). Abel et Anna affirment alors tous deux : « We need the money« . Et le film de finir sur une scène qui mélange sang et pétrole, où Morales tâche de boucher les trous d’une cuve qui fuit au lieu d’utiliser sa chemise pour arrêter l’écoulement du sang d’un jeune homme mort à ses pieds. Morales est sauvé, son entreprise est sauvée, mais au prix d’un compromis passé avec sa propre morale. Sur le plan éthique, ce sont les moyens, le chemin, qui comptent le plus, non le résultat. Car comme il l’affirme lui-même : « The result is never in question for me. Just what path do you take to get there, and there is always one that is most right ». Or, le chemin que Morales prend in fine n’est pas celui d’un juste : il a accepté un argent vicié et même le résultat lui laisse du sang sur les mains.
Les « I need the money » qui justifient des comportements que les personnages savent moralement répréhensibles sont des sésames justificatifs, comme des Rosebud du monde selon Chandor. Les stratégies de sortie de crise qu’il décrit impliquent des compromissions acceptées par des hommes qui se donnent comme vertueux, mais qui en paient un prix moral. La question qui devrait se poser à un cinéaste préoccupé par ce genre d’enjeu éthique comme Chandor est alors : « où dois-je poser ma caméra, quelle image dois-je souligner » ? : faut-il surtout célébrer le résultat (des personnages qui s’en sortent, qui vont continuer à vivre comme avant) ou surtout regretter ce qui a été perdu en chemin (une certaine idée d’eux-mêmes, comme une perte d’innocence, thème récurrent du cinéma américain des années 1970, qui ressurgit ici) ? Chandor se situe dans un entre-deux : il filme les moyens, les tentatives pour s’en sortir, plutôt que les fins. Dans Margin Call et A Most Violent Year, il justifie les agissements de ses personnages en montrant qu’ils n’ont pas le choix, faisant valoir un réalisme froid, qui tient lieu de réponse de ses personnages à la complexité froide du monde. De fait, les images de ces deux films sont froides également, sobres et posées au point de paraitre dévitalisées, comme vaincues d’avance et conscientes de la chute à venir (quoique la chute, la plongée dans la crise, ait déjà eu lieu ; il faudrait parler d’issue). Ce monde est désenchanté. Tout ce que Spacey et Morales peuvent faire, c’est essayer. « They tried ».
« I tried », j’ai essayé, c’est précisément par ces mots que commence All is lost (2013), le deuxième film de Chandor qui raconte le naufrage d’un skipper solitaire (Robert Redford) au milieu de l’océan Indien et la lutte sans espoir qu’il mène pour survivre pendant plusieurs jours. Ici, il n’y a plus de compromis à passer. L’homme est seul face à l’océan et c’est l’éthique qui triomphe, une éthique d’ingeniosité et de refus du renoncement, quitte à ce que à ce que du point de vue de la mise en scène et de la mise en intrigue, le film s’avère un peu lisse et rectiligne, Chandor ne racontant rien d’autre que ce que l’on voit. Mais c’est en s’écartant de la société des hommes et ses complexes mécanismes sociaux et économiques, que Chandor parvient à peindre le parcours d’un homme vraiment droit, qui ne se compromet pas, qui peut être admiré jusqu’au bout, parce qu’il aura « essayé » de lutter. Amer constat, qui fait penser à ces vers qu’écrit T.S. Eliot dans son poème Four Quartets (Quatre quatuors) : « For us, there is only the trying. The rest is not our business ». Seules comptent nos tentatives, le reste ne nous regarde pas, et c’est pourquoi Chandor s’applique à filmer de manière posée et prosaïque des tentatives, des mises en oeuvre de mécanisme de survie d’une certaine complexité, et advienne que pourra, les conséquences étant un poids trop lourd à porter pour un seul homme. Son regard dédouane quelque peu les personnages de Margin Call et A Most Violent Year (on pourra le qualifier d’indulgent sans forcément le faire sien), car il accorde plus de valeur aux essais avortés, aux scrupules, qu’au résultat, mais possède le mérite de décrire avec une louable honnêteté intellectuelle le processus qui préside à celui-ci.
J.C. Chandor fait partie d’une génération de cinéastes américains où l’on trouve James Gray, Paul Thomas Anderson, Wes Anderson, David Fincher et Bennett Miller (dont le dernier film, Foxcatcher est une belle réussite). Ils ont tous un style visuel plus ou moins distinctif (en particulier les trois premiers, vers lesquels vont donc mes préférences), au contraire de Chandor dont les films reposent sur ses qualités d’écriture et sa clarté d’exposition, l’image ayant chez lui avant tout valeur illustrative. Il en résulte un cinéma qui se distingue davantage par sa cohérence thématique que par sa force figurative. L’avenir nous dira si ces qualités seront suffisantes pour assurer sa pérennité.
Strum
Beau texte JC Chandor est vraiment pour moi une des grandes révélations du cinéma américain récent avec ces trois remarquables films où comme tu le soulignes on retrouve cette figure de l’homme droit et vertueux devant garder le cap, littéralement dans All is lost pour survivre ou par conscience pour Margin Call et A Most Violent Year. Je suis plus enthousiate que toi pour ce dernier, un très grand polar qui convoque le Lumet du Prince de New York. Vivement un prochain film de sa part !
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Merci Justin. Je me souviens que tu avais beaucoup aimé A most violent year effectivement. Pour ma part, si j’en apprécie les personnages et les thèmes, je ne suis pas emporté par la mise en scène.
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Bel article en effet. Ce doit être vraiment plaisant de voir les trois films de Chandor d’un coup ou presque.
A most violent year est superbe. Margin Call est excellent. C’est le meilleur film que j’ai pu voir sur la crise de 2008 et c’est un premier film ! Mais il m’avait complètement échappé que All is lost était de Chandor… Il me faudra donc le voir, n’y croyant pas je l’avais négligé.
Je suis d’accord avec toi concernant la différence entre Margin Call et A most violent year, le premier donne l’impression d’être plus rigoureux (la rigueur de la démonstration justement) par la structure et le montage, le second est probablement plus lâche, mais aussi beaucoup plus lyrique. Le premier est froid comme un calcul, une division. Même dans le froid, du second émane aussi un flot de sentiments.
Les cinéastes que tu cites sont nés dans les années 1970 (sauf Fincher qui je crois est le plus vieux de la liste) et il est assez captivant de voir la manière dont ils font émerger justement les décennies qu’ils ont eux-mêmes traversé plus jeunes, les années 1980 notamment, pour évoquer aussi (surtout) l’état actuel des Etats-Unis. Je m’étais ainsi plu à faire un parallèle entre deux de ces films sortis à peu de temps d’intervalle en France, A most violent year et Foxcatcher. Assez fascinant.
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Merci Benjamin. J’avais également vu Foxcatcher peu de temps après ou avant A most violent year. Je préfère Foxcatcher, qui décrit aussi un monde glacée (au point d’en petrifier les personnages au contraire de A most violent year), mais le fait davantage grâce à la mise en scène très maitrisée de Miller.
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Oui assez percutant le Miller.
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Superbe article sur J.C Chandor. Dommage que ce dernier ne pu réaliser Deepwater Horizon, finalement confié aux mains moins expertes de Peter Berg. Parce que les dirigeants de BP aussi, « they need the money ».
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Merci. Je ne connaissais pas ce projet, pour lequel le ‘I need the money’ aurait effectivement sûrement été un élément central.
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Très intéressante mise en perspective des trois films du réalisateur. Je n’ai pas vu ses deux premiers films, mais j’ai été plus qu’enthousiaste pour A Most Violent Year, vu au cinéma et revu sur petit écran. A ce propos, je trouve que le film perd beaucoup sur petit écran, certains effets visuels fonctionnant beaucoup mieux au cinéma (comme souvent). Pour moi, ce film fut la révélation d’un réalisateur, que je suivrai dorénavant de très près.
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Merci Sentinelle. N’hésite pas à voir Margin Call qui est excellent.
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