Une chose chassant l’autre, j’ai omis de signaler la rétrospective John Huston à la Cinémathèque française à Paris, qui s’achève le 31 juillet 2016 (http://www.cinematheque.fr/cycle/john-huston-339.html). Il est un peu tard pour en donner le programme, mais je saisis cette occasion pour revenir un instant sur cette idée reçue selon laquelle un cinéaste adaptant de grandes oeuvres littéraires serait automatiquement dépourvu de personnalité, ne serait pas un véritable auteur.
Eric Rohmer en a donné un aperçu dans son article des Cahiers du cinéma paru à l’occasion de la sortie de Moby Dick (1956) où Huston adapte Herman Melville. Un des arguments de fond de cet article était que Huston « n’ajoutait rien à la perfection d’une œuvre en tout point achevée« . L’idée qu’un film devrait « ajouter » à un livre est déjà en soi curieuse : elle suppose d’imaginer livre et film comme deux legos s’emboitant plus ou moins bien et formant une tour plus ou moins branlante. Elle repose aussi sur le postulat selon lequel un film pourrait restituer l’expérience d’un livre sous la forme d’images, en être une continuation visuelle, un miroir où le livre pourrait se regarder. Or, cela n’est pas aux pouvoirs d’une adaptation, laquelle implique de repenser un livre, de le déconstruire, de le reconstruire, afin de trouver des équivalences visuelles au style et au ton de l’auteur et à l’esprit du livre, afin surtout de créer cet objet complètement différent d’un livre qu’est un film (voir l’article sur les adaptations que j’ai consacré à ce sujet). Ces équivalences visuelles ne sauraient être complètes. C’est pourquoi il n’y a pas, à mon avis, d’adaptations réellement fidèles (Le Guépard (1963) de Visconti est une sorte d’exception, même si, là aussi, il y a des équivalences visuelles nécessaires – des modifications sont toujours requises pour changer de medium – d’ailleurs, ce qui compte en termes d’adaptation, c’est l’esprit et non la lettre, comme l’a montré Huston avec Les Gens de Dublin). L’adaptation suppose donc de grands dons d’invention, elle suppose un talent particulier et la volonté chez un réalisateur de frotter son propre monde d’artiste à d’autres mondes (peut-être pour l’éprouver, plus sûrement parce que les grands livres sont des sources d’inspiration inépuisables qui dardent leurs rayons dans toutes les directions – les livres font autant rêver que le cinéma). Autant de qualités qui se trouvent chez le réalisateur et non chez l’écrivain adapté. Il n’est pas donné à tous les cinéastes d’être capable de composer un plan à partir de la lecture d’un paragraphe de livre. Il n’y a pas de différence au départ entre un réalisateur adaptant un livre et un réalisateur partant d’un scénario dit original. Seul compte le film qui en résulte : c’est lui qu’il faut juger.
Se méfier d’un cinéaste amoureux des livres (personnellement, j’aurais plutôt tendance à le trouver sympathique) et en tirer la conclusion qu’il n’est pas un véritable auteur révélait en réalité autre chose. Au moment où écrivait Rohmer, le cinéma n’était pas encore reconnu à sa juste valeur en tant que art et Rohmer et ses amis menaient un combat critique qui justifiait à leurs yeux certaines exagérations. Il fallait affranchir le cinéma des autres arts, et en particulier de la littérature, lui reconnaitre une autonomie totale, en faire un art total, l’art clef de son époque, dépassant tous les autres (en négligeant le fait que l’immense majorité des films de l’époque étaient tirés de matériaux préexistants, livres ou pièces de théâtre – et compte non tenu de certains scénarios « originaux » passant sous silence, parfois, leurs véritables sources d’inspiration). Tout cinéaste qui se mettait en travers de la route de cet objectif, qui clamait son ambition et sa joie d’adapter des livres, en devenait suspect, car il tirait le cinéma en arrière, vers ses origines. C’est probablement pour la même raison que l’équipe des Cahiers de l’époque avait aussi dans sa ligne de mire Pierre Bost et Jean Aurenche, et d’autres spécialistes des adaptations.
Ce complexe d’infériorité du cinéma par rapport à la littérature a aujourd’hui disparu. Mais l’étiquette qui fut ainsi accolée sur les épaules de Huston reste tenace. Par la suite, la critique verra en lui surtout un « homme de goût » (il adapte de beaux romans) et « un dilettante » (ses moyens n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions), sa versatilité ne concordant pas avec la politique des auteurs. L’oeuvre de Huston est certes inégale, mais non pas parce qu’il aimait les livres, plutôt parce que son tempérament et sa curiosité intellectuelle le guidaient vers des projets difficiles. Elle reste donc à être regardée en oubliant complètement les livres dont elle est tirée. Il faut faire mine d’oublier que Joyce a écrit The Dead pour mieux apprécier la beauté des Gens de Dublin (1987) de Huston, faire mine d’oublier que L’Homme qui voulait être roi (1975) de Huston, chef-d’oeuvre du film d’aventures, fut d’abord une nouvelle de Kipling (d’ailleurs parfois laborieuse), pour ne garder en tête que l’image bouleversante d’Angelica Huston figée dans l’escalier en entendant une chanson venue du passé, et que ces deux images d’un roi déchu défiant le peuple qui le jette dans le vide et d’un mendiant misérable qui n’est presque plus humain, tous deux brisés par un rêve plus grand qu’eux-mêmes mais qui valait la peine d’être vécu.
Strum
Je crois avoir déjà écrit tout le mal que je pensais de la fameuse querelle des adaptations. Huston par exemple a adapté très moyennement Romain Gary, mais plutôt bien Flannery O’Connor, Hemingway n’a pas été bien servi au cinéma, etc… Je ne reviendrai pas sur Shakespeare, ça c’était l’année dernière. Mais une censure des adaptations littéraires nous aurait privés de Gens de Dublin que tu cites à juste titre, de Mort à Venise et du Guépard, de Lettre d’une inconnue mais aussi de films dont l’origine littéraire est moins connue, Madame de…, La femme du Boulanger, Le bel Antonio, Senso. Il y a aussi le délicieux Les trois mousquetaires de George Sidney, du Maupassant, certains Zola, certains romans russes, tout ça pour prendre des cas très divers. Adaptons donc, quitte à maugréer parfois. Je viens de revoir Le diable au corps, Philipe et Presle, toujours un certain choc/charme aussi.
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Oui, je suis bien d’accord avec toi. Merci pour les exemples d’adaptation que tu cites qui parlent d’eux-mêmes.
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Je n’ai pas lu le Kipling qui donna naissance à « l’homme qui voulait être roi » (mémorable souvenir de cinéma), mais j’ai lu « The Dead » avant d’en voir l’adaptation par Huston. Curieusement, le lien entre les deux m’a semblé tellement lâche qu’il me semble que le film de Huston (film de fin de vie d’un cinéaste diminué) parle davantage de lui-même, utilisant Joyce comme prétexte. Si on devait effacer toutes les œuvres littéraires adaptées au cinéma pour ne conserver que les scénarii originaux, il me semble bien qu’il ne resterait pas grand chose à projeter sur nos écrans (surtout si on inclut les scripts inspirés de…) Cela reviendrait à la même chose que de jeter aux orties tous les tableaux ayant un thème mythologiques ou inspirés de la Bible (que Huston, intrépide, a carrément cherché à transposer sur un écran de cinéma).
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Tout à fait. J’aime ton analogie avec les tableaux inspirés des motifs bibliques ou mythologiques. Cette querelle des adaptations était purement circonstancielle et n’avait vraiment pas lieu d’être. S’agissant de The Dead cependant : Huston est vraiment fidèle à l’esprit de la nouvelle, et pour moi, c’est cela qui compte en termes d’adaptation, l’esprit et non la lettre impossible à respecter : livre et film parlent tous deux de la mort. On vit, on fête l’épiphanie (une fête pas choisie au hasard) dans le livre et dans le film, et puis il y a la réalisation que l’on est tous mortels ; les évènements du diner apparaissent alors comme une manière de cacher ou se distraire de la véritable épiphanie. Nouvelle et film sont tous deux des memento mori et s’achèvent sur ces images sublimes des flocons de neige qui descendent, chaque flocon représentant un mort. The Dead est un chef-d’oeuvre (le film), mais ce n’est pas drôle. 😀
PS : Quant à la nouvelle de Kipling (L’homme qui voulait être roi), elle m’avait déçu. C’est un texte assez court. Je préfère de loin le film, un des grands Huston, qui a une véritable puissance d’évocation.
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