Post-Scriptum à mon cinéma en cinq points.
Chacun se représente la réalité en fonction des images qu’il voit. Il n’y a pas une réalité, mais des réalités juxtaposées dépendant des expériences de chacun. Aussi l’argument selon lequel le cinéma pourrait représenter la réalité est-il fondé sur une prémisse erronée : il présuppose que l’image pourrait contenir la réalité toute entière. Or, une image n’est qu’une capture partielle de la réalité, non seulement parce qu’elle a été choisie et composée par le réalisateur lui-même, mais aussi parce que ce dernier n’a accès, du fait de ses capacités de perception limitées, qu’à une partie seulement de la réalité (étant entendu que le point de départ filmé et l’image d’arrivée ne correspondent jamais complètement).
L’idée d’une image-réalité pouvant contenir la totalité du monde réel est explorée par Jorge Luis Borges dans sa nouvelle l’Aleph (1945), qui figure dans le recueil du même nom. Le narrateur (Borges) y trouve dans un endroit incongru (au niveau de la dix-neuvième marche de l’escalier d’une cave…), l’Aleph, c’est à dire un objet qui donne à voir « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus sous tous les angles ». L’Aleph est la première lettre de l’alphabet hébreux et Borges s’inspire ici de la Kabbale. A la vision de cet « inconcevable univers », le narrateur a le vertige, il pleure, il est incapable d’appréhender cette connaissance, il est saisi d’un « désespoir d’écrivain ». Plus généralement, dans ce recueil, Borges démontre que la fusion (parfois espérée par les mystiques) d’un homme avec l’univers ne peut résulter qu’en une dilution, une disparition, de la conscience de l’individu et donc de sa personnalité.
Une image de cinéma ne peut être un Aleph ; elle n’est pas le fait d’une caméra panoptique pouvant capturer tout l’univers ; elle résulte d’une prise de vue, c’est-à-dire d’un point de vue sur le monde orienté selon l’angle de caméra choisi. C’est parce qu’elle est un point de vue et non l’Aleph qu’elle évitera de nous désespérer, qu’elle fera entendre la voix et fera voir le regard du cinéaste sur le monde. Plus la voix du cinéaste sera vibrante, plus son regard sera clair, plus ils auront tendance à s’incarner dans une image simple, pure et belle, et plus nous aurons l’impression que le cinéaste s’adresse à nous. C’est pourquoi on applaudit souvent les films qui ont un point de vue clair, alors que l’on reproche parfois à d’autres films de sembler moins incarnés, c’est-à-dire de manquer de point de vue.
Mais ce constat révèle un paradoxe. Devant une image belle dans sa simplicité, on ressentira une émotion si profonde qu’on sera tenté de se laisser convaincre qu’elle dit la vérité, au sens où « la vérité serait une et l’erreur multiple », selon l’aphorisme trompeur de Simone de Beauvoir. Or, c’est une illusion : c’est la vérité qui est multiple. Ce que nous voyons dans un plan, même si on a l’impression qu’il suspend le temps, même si nous avons envie de croire qu’il dit vrai, ce n’est que le point de vue d’un cinéaste, c’est-à-dire d’un homme qui a choisi un angle de caméra. Qui s’est divisé à l’intérieur de soi-même, qui s’est fermé à l’infini complexité du monde, afin de trouver la clarté d’esprit que nécessite le choix d’une image. A un moment donné, l’artiste doit porter des oeillères, sinon il ne parvient pas à créer. Sélectionner un plan, c’est en exclure d’autres. C’est pourquoi je ne crois pas beaucoup au cinéma dit naturaliste, contradiction dans les termes, quand il prétend rendre compte de la totalité du monde. Je crois davantage au cinéma en tant que fenêtre vers un ailleurs, vers un rêve ou une vision d’artiste racontant une histoire (pourvoyeuse d’expériences humaines). Une conclusion qui incite à voir la plus grande variété de films possible, de varier les plaisirs, afin de croiser ces points de vue multiples et de n’en négliger idéalement aucun, ce qui n’exclut pas d’avoir des préférences.
Strum
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