Ne vous retournez pas : Nicolas Roeg et Borges à Venise

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Attention spoilers.

Au début des années 1970, une partie de l’esthétique et des thèmes du Giallo italien, ce sous-genre du cinéma d’horreur initié par Mario Bava dans lequel des meurtres à l’arme blanche sont filmés avec une esthétique séduisante, se retrouva dans certains films anglo-saxons. En témoigne le remarquable Klute (1971), d’Alan J. Pakula, rencontre entre le souci du réalisme du cinéma américain des années 1970 et l’ambiance particulière du Giallo.

Ne vous retournez pas (Don’t Look now) (1973) du cinéaste anglais Nicolas Roeg (ancien chef opérateur pour Truffaut et Schlesinger notamment, passé à la réalisation et auteur d’une oeuvre aussi courte que culte aujourd’hui), est un autre film de l’époque où l’influence du Giallo est manifeste. Il s’agit d’une oeuvre tout à fait singulière, voire inclassable, par le mélange des genres que Roeg y ménage, puisque s’y mêlent drame psychologique, onirisme fantastique et horreur, comme un mariage entre Giallo et fantastique anglo-saxon, et que la nature même du film évolue au fur et à mesure de sa narration. C’est l’histoire d’un couple (John et Laura Baxter, joués par Julie Christie et Donald Sutherland, tous deux excellents) dont la petite fille s’est noyée dans un étang pendant qu’ils étaient à l’intérieur de leur maison de campagne. Ce drame forme le prologue du récit, que Roeg filme en convoquant une palette de couleurs brumeuses, celles du rêve, à l’exception du ciré de la petite fille, au rouge vif et violent, pareil au sang ; un montage fragmenté va et vient entre parents et enfants, suscitant un angoissant sentiment d’attente, tandis que la musique mélancolique de Pino Donaggio donne au tout une atmosphère onirique, comme pour souligner que la mort d’une enfant est un événement si tragique qu’aucun parent ne saurait l’accepter.

On retrouve les Baxter plusieurs mois après à Venise, où John restaure une église pour un évèque. Mais ce n’est pas la Venise d’aujourd’hui, où les travaux réalisés dans la lagune, les rénovations des palais de ces dernières décennies, ont rendu à la ville son extraordinaire beauté, héritage de la Renaissance défiant les stigmates du temps. Ce n’est pas non plus la Venise voilée de brume et malade du Mort à Venise de Thomas Mann et Luchino Visconti, ni la Venise baroque et rieuse du Casanova de Comencini. Non, c’est une Venise déserte et décatie, mangée par la pourriture, où l’on repêche des corps morts dans les canaux, victimes d’un mystérieux assassin. Une Venise où le romantisme côtoie le morbide et le macabre. Une Venise fantasmagorique aussi : les Baxter y rencontrent une médium aveugle qui prétend avoir aperçu leur petite fille décédée dans l’autre monde. John n’a-t-il pas l’impression de voir sa fille, vêtue de son ciré rouge vif (la couleur rouge, utilisée par touches, a beaucoup d’importance dans ce film), courir le long des canaux ? Le temps d’une soirée, dans cette atmosphère étrange, les Baxter semblent revivre, comme s’ils remontaient le temps, et Roeg les filme s’aimant, dans une très belle scène d’amour, superbement montée, où alternent des plans de leur étreinte et des plans du couple se rhabillant ensuite, mélange d’images du présent et du futur caractéristique du film.

C’est ce travail sur le montage (avec celui sur les couleurs) qui frappe le plus dans Ne vous retournez pas (à la même époque, et d’une manière encore plus radicale, Alain Resnais construisait aussi ses films en salle de montage, tel un documentariste). Roeg insère parfois dans les séquences des images quasi-subliminales du visage aveugle de la médium (influence indirecte, peut-être, de Rosemary’s Baby de Polanski), d’autres fois des visions prémonitoires. Peu à peu, les visions de John se multiplient, alors que sa propre vie semble menacée. Il n’y prend pas garde, croyant la vie de sa femme en danger. C’est alors que surgit derechef la vision d’une petite fille vêtue de son cirée rouge courant le long d’un canal et il tente de la rattraper comme pour la ramener du pays des morts. La chute du film, que nous révèlent plusieurs images chocs est similaire à celle d’une nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges.

On trouvera peut-être curieuse cette évocation de Borges à propos d’un film qui adapte une nouvelle de Daphné du Maurier de 1971. C’est que tel qu’adapté par Roeg, le récit de du Maurier subit plusieurs changements qui le rapprochent de l’univers de Borges, nouvelliste de génie capable de susciter des images et de désorienter son lecteur en quelques paragraphes, comme Roeg le fait ici en quelques plans. Borges, qui était lui aussi aveugle, donnait parfois l’impression d’avoir un don de « seconde vue », comme la médium du film. Dans plusieurs de ses nouvelles, le personnage réalise à la fin que le destin qu’il croyait réservé à un autre le concerne en réalité directement, avec une structure en miroir, la seconde partie démentant ce qui avait été dit durant la première. Ainsi, dans La Mort et la Boussole, une nouvelle de Fictions (1944), un policier croit enquêter sur une mort annoncée et se rend sur le lieu du crime pour réaliser que c’est sa propre mort qui avait été mise en scène. La révélation finale de Don’t Look Now est du même ordre : John croyait que ses visions concernaient sa fille et sa femme, et nous aussi car tout le film semblait se dérouler sous l’égide du souvenir de la séquence de noyade initiale (absente de la nouvelle de du Maurier), de cette image si forte d’une petite fille en cirée rouge ; mais ce n’était qu’un leurre. Les visions de John le concernaient lui et nul autre. Elles ne se rapportaient pas au passé, et la tâche de sang du prologue n’appartenait pas à sa fille mais annonçait le futur de John. On salue souvent, à juste titre, le montage de Ne vous retournez pas, mais son charme vénéneux tient tout autant à la qualité de son scénario, et à cette rencontre improbable entre Nicolas Roeg et un Borges qui aurait découvert le Giallo dans le quartier du Castello à Venise.

Strum

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7 commentaires pour Ne vous retournez pas : Nicolas Roeg et Borges à Venise

  1. 100tinelle dit :

    Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg fait partie de mes films préférés, peut-être parce que je l’ai vu jeune adolescente et qu’il a fait forte impression sur moi à cette époque. Mais j’ai beau le revoir maintenant, je l’apprécie tout autant. Quelle atmosphère, puis quel final mémorable aussi ! Merci donc pour ce billet, car on ne parle jamais assez de ce film à mon sens. Mais j’aimerais juste souligner à quel point l’auteur Daphne Du Maurier a signé ici une excellente nouvelle, dans la mesure où elle contient déjà tous les éléments repris par le réalisateur. Et Hitchcock avait grand tort de dénigrer son travail d’écrivain, ce qui ne l’a pas empêché d’adapter deux de ses romans, « L’Auberge de la Jamaïque » et « Rebecca », ainsi qu’une de ses nouvelles, « Les oiseaux », même s’il a pris beaucoup de liberté vis-à-vis de cette dernière. Bref, je ne peux que t’encourager à lire la nouvelle « Ne vous retournez pas » de Daphne Du Maurier, qui témoigne d’un grand talent de conteuse 🙂

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  2. Strum dit :

    Merci Sentinelle pour cette contribution et ta mise en avant de Daphne du Maurier. C’est très bien que tu le fasses, d’autant plus que je ne l’ai guère fait dans mon texte, tout à mon désir de parler de Borges, qui est un de mes écrivains fétiches. J’aime que l’on parle des écrivains adaptés dans les textes sur le cinéma et Hitchcock a souvent eu tendance à dénigrer certaines de ses sources. Il me semble toutefois qu’il y a un changement fondamental entre le film et la nouvelle : l’ouverture. La nouvelle s’ouvre sur la scène où les Baxter rencontrent la médium et sa soeur à Venise. Le film s’ouvre avant, sur la scène traumatisante de la noyade de la petite fille au ciré rouge, ce qui fait que pendant tout le reste du film, on garde en tête cette image de petite fille au ciré rouge, qui est comme un fantôme hantant le reste du récit ; on ne se rend compte que trop tard que cette image n’était en fait qu’un leurre. En termes de structure du récit, c’est un changement important, d’où mon rapprochement avec Borges et sans vouloir enlever aucune des qualités de la nouvelle que du reste je n’ai pas lue (je n’ai fait que la survoler dans sa version anglaise). Je veux bien croire que le film t’ait marqué à l’adolescence. Il reste très impressionnant, même vu à l’âge adulte. Sinon, je te promets de lire Daphne du Maurier. 🙂

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    • Je veux bien te croire quand tu mentionnes que la scène d’ouverture soit différente, ce qui a pu m’échapper car plusieurs années séparent ma dernière vision du film et la lecture de la nouvelle, plus récente. Mais j’ai été très agréablement surprise de la très grande qualité de cette nouvelle, raison pour laquelle il me semblait important d’y revenir 😉

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  3. princecranoir dit :

    Voilà une riche idée que celle de marier « don’t look now » aux écrits de Borges dont je parcours actuellement les conférences traitant de rêves et de cauchemars. Il est intéressant aussi de voir comment Roeg, coloriste baroque du « masque de la mort rouge » pour Roger Corman, filme Venise dans une grisaille chagrine dont on retrouve quelques teintes dans la Florence de l' »Obsession » filmée selon De Palma.

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    • Strum dit :

      Hello,
      En effet, je pense que De Palma avait regardé attentivement Don’t Look Now avant de tourner Obsession. D’ailleurs, il emprunta à Roeg, Pino Donaggio, qui composa plusieurs musiques de films pour De Palma.

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  4. ornelune dit :

    Du Maurier, Hitchcock et Resnais, quelle rencontre organisait là Nicolas Roeg ! Et en effet, j’ai aussi beaucoup pensé à Obsession, un aller-retour vers l’Italie, une restauration inachevée, les teintes diaphanes de la pellicule et par dessus tout l’impression d’un temps qu’il est impossible de saisir dans l’instant, une mélancolie écrasante s’abattant sur l’ensemble.

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    • Strum dit :

      Oui, il est clair que De Palma a du voir plusieurs fois le film avant de tourner Obsession (qui n’est d’ailleurs pas mon De Palma préféré). Il a certes choisi Florence plutôt que Venise, mais le ton et les teintes du film sont similaires.

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