Mort en avril 2015 à 106 ans, le réalisateur portugais Manoel de Oliveira nous a légué une riche filmographie que je me suis promis d’explorer un jour, comme je me suis promis de revenir au Portugal, ce pays si beau et mélancolique. En attendant que vienne ce jour, voici quelques mots sur L’Etrange Affaire Angélica (2010), étonnant conte fantastique sur la mort et avant-dernier film d’Oliveira.
L’Etrange Affaire Angélica est un film sur un homme attiré par la mort, ou plutôt par les choses qui se meurent. L’argument qui ouvre le récit est intrigant : au Portugal, lors d’une veillée mortuaire, Isaac, un photographe chargé par une famille de fixer pour l’éternité le visage paisible d’une morte, une jeune mariée belle comme un ange, voit soudain dans son objectif ce visage s’éveiller et lui sourire. Ce prodige se répète lorsqu’il développe la photo, avec les moyens les plus rudimentaires. Le photographe vit lui-même à Porto dans un passé qui se meurt au quotidien. Muni d’un vieil appareil photo, lisant de vieux livres mystiques, écoutant le bruit du monde sur un vieux poste de radio, tout le rattache au passé. La jeune morte, qui se prénommait Angélica, finit par l’obséder et le détache de plus en plus de la réalité. Apparition fantomatique, elle vient le voir la nuit ; déjà, lui n’attend qu’elle, et rêve de vol dans ses bras. Ne semble le retenir au monde que le travail de viticulteurs qu’il peut apercevoir de sa fenêtre, par-delà le Tage, et qu’il va photographier alors qu’ils binent avec de vieilles serfouettes les rangs des vignes en chantant. Bientôt, Isaac ne mange quasiment plus, n’entend plus que l’appel du royaume des cieux, ne parle plus. A bon droit, sa logeuse s’inquiète.
Oliveira filme ces scènes selon une grammaire cinématographique très simple. Les rares mouvements de caméra du film n’ont pour objet que d’accompagner les mouvements des personnages ou des voiture. Tous les dialogues sont filmés en plans fixes et en plans-séquences, sans musique. La parole humaine n’est ainsi jamais fragmentée par des effets de montage. La nuit est filmée comme une vraie nuit, sans les renfort d’éclairages bleutés qui caractérisent bon nombre de films contemporains, et sans « nuit américaine ». Les éléments fantastiques du récit sont suggérés par un travail sur la lumière, les surimpressions et les transparents, qui rappellent les effets spéciaux des films des années 1910-1920. Les images sont belles, d’une patine légèrement passée. L’équipe technique du film est nommée dans le générique du début, comme autrefois. Le rythme est lent, austère. Autant dire que le film, d’un point de vue formel est lui aussi volontairement ancré dans le passé ou dans une certaine intemporalité cinématographique. Un passé qui jette ses derniers feux devant le photographe, et c’est pour cela qu’il veut le fixer sur ses photos. Mais peut-on vraiment, quand on est mortel, fixer seul le passé pour l’éternité ? Les photos (et les films) meurent aussi, si personne n’est là pour les regarder. Ses photos, où alternent Angélica et les viticulteurs (déjà morte ou voués à la mort, c’est pour lui la même chose), Isaac les suspend dans sa chambre près de la fenêtre.
A force d’avoir trop fixé ce passé qui se meurt, Isaac, finit par l’identifier à ce qu’il croit être le royaume des cieux, à ce qui pourrait advenir après la mort. D’ailleurs, avant même de voir le visage d’Angélica, Isaac appartenait déjà par l’esprit et le goût au monde d’avant. Le début du film ne le voyait-il pas lire un livre mystique ? Ne l’entend-on pas invoquer les anges à voix haute – «créations du passé … Anges …ouvrez-moi la porte des cieux » clame-t-il, quelques secondes avant que l’on vienne le chercher durant la nuit pour aller photographier la morte ? Invoquée, Ange(lica) vient. Tout était déjà dit par la parole. Dans l’antiquité, on disait que la parole s’envolait (entendre, dans les royaumes supérieurs de la poésie et de la vérité), là où l’écrit, lourd d’explications ou de justifications, restait collé au sol. Le Phèdre de Platon portait sur ce sujet. Aujourd’hui, l’expression « les paroles s’envolent, les écrits restent » est utilisée dans un sens très différent.
Ainsi, dès le début du film, Isaac est préparé à son destin. Le film cite d’ailleurs une phrase du philosophe portugais Ortega Y Gasset: « l’homme est sa circonstance ». Les circonstances qui ont fait qu’il est allé photographier Angélica auraient pu être autres, mais lui-même était déjà passé de « l’autre côté », désirait déjà que s’ouvrent « les portes des cieux », curieux de voir l’autre côté, comme Oliveira lui-même. Dans la perspective du film, la mort, ce serait retrouver le passé du monde qui disparait. Les femmes et les hommes sont mortels, mais le monde aussi, les vieilles traditions viticultrices aussi ; bientôt vient le tracteur qui remplace les vieux viticulteurs chantants, et Isaac/Oliveira va le photographier broyant la terre et les sarments dans ses griffes mécaniques.
Dès lors, Isaac était-il vraiment amoureux d’Angelica ou était-ce plutôt l’ange qu’il appelait de ses vœux qui l’attirait ? C’est je crois cette deuxième réponse qui est la bonne. L’Etrange Affaire Angélica est moins le récit d’un homme amoureux d’une morte, que d’un homme amoureux du passé. Même si les scènes oniriques d’Isaac et Angélica volant serrés et raides l’un contre l’autre évoquent la raideur du couple marié que met en scène Chagall dans sa série de tableaux portant sur Le Cantique des Cantiques, Chagall et ses formulations picturales de l’amour fou sont une fausse piste. La bonne piste, c’est Méliès, maitre illusionniste des effets spéciaux d’un temps du cinéma révolu. Quand Isaac/Oliveira voit Angelica s’éveiller dans son objectif, il ne voyait pas une femme ensorcelante, il ne voyait que l’Ange qui s’envolait. Il n’y avait chez Isaac que le désir de retrouver le passé révolu dans la mort, une mort vue comme l’accomplissement de retrouvailles.
L’Etrange Affaire Angélica est un film émouvant sur le mystère de la mort, qu’Oliveira habille de la beauté d’une jeune femme blonde au sourire radieux, une mort plus belle pour Isaac que ces discussions de pension qui l’ennuient, que ces bruits de camions passant sous sa fenêtre, que ce tracteur binant maintenant la terre de la vigne à la place des viticulteurs chantants. Lors du générique de fin, on entend de nouveau le chant des viticulteurs. C’est peut-être ce qu’entend Isaac lui-même, et ce que voudrait aussi entendre Oliveira maintenant qu’il nous a quitté.
Strum
Félicitations pour ce post 🙂
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