Tree of Life (2011) de Terrence Malick est un film-poème impressionniste, fragmentaire et fragmenté. C’est une prière adressée par Malick à son frère disparu, comme si Malick, en racontant son enfance dans une famille du mid-west américain, voulait fixer le souvenir de son frère dans l’éternité du cinéma. C’est un film où Malick applique au cinéma la technique du flux de conscience subjectif, par laquelle Virginia Woolf et Joyce (notamment) tentèrent dans le domaine de la littérature de défaire le récit littéraire traditionnel, en supprimant les transitions et en laissant des impressions et des souvenirs épars, appartenant à différentes consciences, prendre le pas sur le narrateur unique. On comprend donc pourquoi Tree of Life, difficile à raconter et à interpréter, enchevètre différents points de vue. C’est le premier d’une série de films dans lesquels Malick évoque sa vie, avec la part d’inventions que ce genre d’entreprise autobiographique implique, surtout quand elle est transfigurée par l’art (dans un tout autre genre, le cinéma semi-autobiographique de Nanni Moretti, plus attachant certes, témoigne de cette part d’inventions nécessaire). L’entreprise s’est poursuivie avec A La Merveille (encore plus inégal) et le récent Knight of Cups (que je n’ai pas vu mais qui a mauvaise réputation), et repose la question de la capacité du cinéma à épouser sans heurts des formes narratives différentes, alors même qu’il est l’art du récit clair et structurée par excellence (car même les films de Bunuel et de Lynch ont une structure et un sens). Enfin, Tree of Life est un film où Malick exprime sa foi en Dieu de manière très nette ; mais cela ne devrait gêner ni les athées ni les agnostiques dans la mesure où le cinéma est un art de la foi dans les images, qui nous demande de croire à ce que nous voyons le temps du film.
Au début de Tree of Life, vient le point de vue de la mère (Jessica Chastain), puis celui du père (Brad Pitt), puis celui de l’enfant. Des voix-offs diverses se succèdent, qui nous jettent dans la confusion, comme au début d’un roman de Virginia Woolf. Le film ne commence véritablement que lorsqu’on comprend qu’il est question de la mort d’un enfant, le frère du jeune narrateur malickien, qui se dénomme Jack. A la mort de ce frère, la mère élève devant le ciel la plainte jobienne : « Où étais-tu » ? Alors commence, en guise de réponse, une succession de plans inouïs de création de l’univers. Ainsi répondait Dieu à la plainte de Job dans Le Livre de Job : « Et toi où étais-tu quand je créais le monde ?». La voix de la mère continue de se faire entendre au travers du Lacrimosa de Preisner qui accompagne ces images. A chaque nouvelle image répond la musique des sanglots de la mère, à chaque nouvelle mesure du lacrimosa, répond une nouvelle création de ce Dieu cinématographique, qui du fond de son silence répond au son par l’image. Le divin et la mère dialoguent ainsi jusqu’à une apothéose sonore et visuelle qui fait frémir. Ce fut pour moi, qui suis agnostique, davantage un frémissement esthétique qu’un frémissement spirituel. Malick, malgré plusieurs plans faisant penser au cinéaste russe Andreï Tarkovski (le voyage dans le temps figuré par des lumières filantes, le chignon de la mère, la lévitation, qui sont des images tirées du Miroir), semble voir son Dieu au dessus de lui, dans l’infiniment grand des nuages stellaires et des poussières d’étoiles. Tarkovski, au contraire, voyait le sien dans l’infiniment petit du limon d’une forêt, des algues mouvantes d’une rivière ou des tableaux d’Andreï Roublev, et je crois parfois, penché sur son épaule, voir fugitivement avec lui son Dieu si humain. Les films de Tarkovski pourraient faire de moi un croyant, pas ceux de Malick.
Le meilleur du film réside dans sa partie centrale, qui convoque les impressions de Jack enfant, en les juxtaposant non selon les nécessités d’une narration logique, mais au gré des caprices de la mémoire, à la fois libre et arbitraire. Ode aux (en)jeux de l’enfance, juste restitution de la psychologie enfantine, portrait douloureux mais véridique de ces pères qui voulant le meilleur pour leurs fils les terrorise et les condamne par leur exigence de tous les instants à visser à jamais leur regard en direction d’un sommet inaccessible (de nombreux plans en contre-plongée ou travellings verticaux soulignent cette direction), cette partie du film, intime et émouvante, est souvent très belle. Quand résonne la Moldau de Smetana, on est emporté par le lyrisme de ces images en mouvement. Ce père tellement exigeant est lui aussi interrogé comme un succédané du Dieu biblique. Pater familias, il est le dieu du foyer, vers lequel convergent les regards et les interrogations. Lui aussi est terrible et incompréhensible. « Tu me dis de ne pas mettre mes coudes sur la table, tu le fais… tu insultes les gens… pourquoi, pourquoi ne fais-tu pas ce que tu m’imposes ?… menteur… menteur ! » Cette fois, ce n’est plus la mère qui pose la question au Dieu du ciel, c’est l’enfant qui pose la question au dieu terrestre. Freud analysait ainsi la croyance en Dieu comme un « sentiment océanique » trouvant son origine dans l’amour ambivalent que certains enfants peuvent éprouver pour leur père. Plus tard, la question se cristallise pour l’enfant dans le constat de Saint Paul cité par le film « Je ne fais pas ce que j’aime et je fais ce que je hais ». Car ce père, il le hait, mais il l’imite aussi : victime du père, il devient bourreau de son frère, dans des scènes terribles où il l’électrocute ou lui tire sur le doigt avec une carabine à plomb. Les bons cinéastes sont souvent de fins psychologues.
Dans les scènes familiales du milieu du film, la caméra mouvante du début se stabilise, s’immobilise un peu. Elle subit telle un satellite le pouvoir d’attraction de ce père-dieu, alors que la caméra du début ou de la fin du film, irrépressible et détachée de tout axe autour duquel pivoter, ne cesse de bouger. Ce ne sont alors que les images de création qui sont en plan fixe. Pour le reste, la caméra procède par séries de touches impressionnistes, comme si elle était pinceau ; elle dessine parfois des bribes de spirales ou de volutes, motifs d’élévation que Malick filme plusieurs fois dans le film (le plafond de l’église, le canyon). Malheureusement, dès que le film s’attarde sur Jack adulte (Sean Penn), il perd son assise, il perd de sa force et la caméra devient pareille à un oiseau affolé ; les buildings peuvent bien dresser leur carcasse vers le ciel et Jack monter et descendre dans des ascenseurs de verre, on reste à quai, désireux de revenir vers les images intimes et éloquentes de la vie de Jack enfant. Tous les acteurs incarnant les membres de la famille de Jack, cette famille du Mid-West américain où le religieux fait partie de la vie de tous les jours, sont formidables. Jessica Chastain est une mère d’une merveilleuse douceur. Jamais Brad Pitt, qui joue le père, n’a été si juste. Les enfants paraissent pris sur le vif.
Un semblant de réconciliation entre Jack et son père amorce la dernière partie, qui livre la finalité du film : il s’agit de ressusciter le frère ou de rêver sa résurrection. Dans cet épilogue, un peu long, Jack suit l’être qu’il était enfant et arrive sur une plage où il voit, et peut même toucher, son père, sa mère, son frère et ses voisins, tous à nouveau jeunes et vivants. Selon une perspective proustienne, Jack en revivant des impressions vécues enfant, en suivant de nouveau le chemin tracé par cet enfant qu’il était, a fait revivre le temps perdu de son enfance, et c’est lui le créateur, le père de ces silhouettes qui se croisent sur la plage, et non pas Dieu. Cette interprétation est possible, mais il ne me semble pas que tel ait été l’intention de Malick ; il a besoin d’un intercesseur divin pour réaliser son programme : revoir son frère, fut-ce au travers d’un plan de cinéma. Selon la perspective judéo-chrétienne de Malick, les images de la plage pourraient donc être comprises comme des images anticipées de la fin des temps où tous ressusciteront, tous verront l’arbre de vie de l’Apocalypse. Le frère de Jack (peut-être mort noyé, comme si la noyade de l’enfant que filme à un moment Malick était une préfiguration) pourrait alors sortir de sa tombe (beau plan qui le voit sortir de cette tombe comme s’il s’agissait d’une chambre d’enfant noyée dans l’océan). Tout serait révélé, dévoilé (la lumière sur la plage), démasqué (le masque qui, métaphore un peu lourde, coule dans l’eau). Une plage a déjà signifié l’après-monde ou l’après-film dans d’autres films (L’Enfance d’Ivan, Une Question de vie ou de mort, L’Ange Ivre, Les 400 Coups, etc.) et c’est un lieu privilégié pour le faire : figurativement, c’est un horizon sans limite mélangeant l’eau, l’air et la terre. Un des plans finaux du film montre d’ailleurs la Terre, obscurcie et terreuse, descendre comme un corps mourant dans l’espace. Malick voulait « revoir » son frère et la seule façon de réaliser ce souhait était de l’exiger du cinéma. Mais peut-être que cet exercice d’interprétation est surperflu, peut-être qu’il n’est pas nécessaire d’assigner un sens si précis à Tree of Life comme je le fais ici ; on peut choisir de se laisser porter par les images-souvenir du film au son de la Moldau de Smetana.
Strum
Je suis sensible au fait que tu rapproches la narration réfléchie par Terrence Malick sur ce film et sur les deux qui ont suivi d’une narration littéraire, celle de Woolf, Joyce (que je n’ai pas lu) ou de Proust (que tu ne cites pas avec les deux précédents mais que tu évoques tout de même plus bas dans ton texte). Il me semble en effet que voir ses film ou lire les livres des auteurs cités relève d’une même expérience, nous place dans un état, des sensations, assez proches et très plaisantes.
Tree of life est admirable. C’est un film qui suscite mille interrogations mais qui peut, tu le dis, simplement se laisser apprécier sans invoquer psychologie, histoire ou religion. Si Mulholland drive à nos yeux est le chef-d’oeuvre des années 2000, Tree of life est peut-être le suivant, tout aussi puissant, tout aussi marquant.
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Bonjour Benjamin et merci. Effectivement, Tree of Life est un grand film (je suis plus réservé sur A la merveille qui le suit, qui m’a paru moins réussi et plus inégal, malgré la présence de la très belle et gracieuse Olga Kurylenko ; et je n’ai pas encore pu voir Knight of Cups qui semble encore plus radical).
Pour parler un peu littérature, j’ai parfois du mal avec la technique du flux de conscience, même si j’aime beaucoup par exemple Tandis que j’agonise de Faulkner qui l’utilise. Proust, c’est un peu différent, parce que chez lui, une seule conscience s’exprime (celle de son narrateur) ; il n’y a pas cet enchevètrement de voix qui rend parfois la lecture de Woolf (Mr. Dalloway…), Joyce (Ulysse, je n’y arrive pas) ou Faulkner si difficile.
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