Jeff Nichols est certainement l’un des nouveaux cinéastes américains les plus intéressants de ces dernières années. Retour sur son Take Shelter de 2011, avant de découvrir son prochain film, Midnight Special, qui sortira en mars 2016.
La première image de Take Shelter (2011) de Jeff Nichols est un plan de branchages malmenés par un vent violent. Suit un plan de coupe sur le visage angoissé de Curtis LaForge (Michael Shannon), les yeux levés au ciel : c’est lui qui voit. Un troisième plan figure les éléments du ciel en furie, toujours dans l’axe du regard de Curtis. Un dernier plan, emprisonnant cette fois l’arrière du crâne de Curtis et le ciel dans une même image, montre des nuages en forme de mâchoires qui semblent s’avancer progressivement vers Curtis, comme un Leviathan fondant sur lui pour le dévorer. En quatre plans, Jeff Nichols nous montre d’emblée que Curtis a des visions et que le foyer des images de fin du monde que nous voyons se trouve dans ses yeux et non dans la nature elle-même.
Take Shelter pourrait se terminer là, et n’être qu’un court-métrage, racontant l’histoire d’un paranoïaque. Mais Jeff Nichols, dont ce n’est que le deuxième film, a trois ambitions supplémentaires : étudier un cas de paranoïa dans l’un des Etats agricoles du Midwest américain (l’Ohio), raconter les relations d’amour et de confiance existant entre Curtis et sa femme Sam (Jessica Chastain), et in fine, montrer une véritable image de fin du monde. C’est un film de temps de crise.
Ce programme est développé par Jeff Nichols avec beaucoup de maitrise et de clarté dans la mise en scène, et le film est très impressionnant visuellement, alors même qu’il affiche un budget de production très faible (cinq millions de dollars) à l’échelle de l’industrie cinématographique américaine, même dans le cadre d’un film indépendant. Aux Etats-Unis, Take Shelter est sorti en 2011 dans à peine cent salles, là où les blockbusters américains sortent maintenant dans 4000 salles (soit un rapport déraisonnable d’une salle pour quarante). Il y a décidément quelque chose de « pourri » au royaume de la distribution de films.
Curtis devient-il fou ? Oui, nous dit la mise en scène de Take Shelter. Outre le montage du film, révélant que les visions de Curtis proviennent de son esprit, la composition des plans, tournés en cinemascope, insiste sur le caractère horizontal de la terre et du ciel du Midwest américain. Les paysages du film montrent une nature agricole et domestiquée par l’homme (l’Ohio est un Etat américain aux grandes ressources naturelles intensivement exploitées). Mais cette domestication même a rendu la nature morne et oppressante par la constante similitude des paysages. Vastes étendues de terre, ciel barrant horizontalement l’horizon, à l’instar d’une migraine pesant sur un front humain, solitudes des foyers regardant la plaine, la mise en scène de Nichols dit tout cela dans un langage cinématographique très sûr, essentiellement fait de plans fixes. Les plans sont souvent composés en laissant dans une partie de l’image un vide, une béance, entre les toits, les machines, les arbres, où l’angoisse de la solitude peut s’engouffrer. La maladie de Curtis est une maladie de l’angoisse. Il y a beaucoup de douleur cachée derrière le comportement de Curtis. Il veut se cacher, se mettre à l’abri (littéralement: « take shelter »). Peu à peu, cette maladie de l’angoisse entre dans le champ familial et social. Curtis n’est plus seul avec ses démons intérieurs, il y fait rentrer ses amis, son patron, son banquier. Et là aussi, leur regard est celui, effrayé, de ceux qui voient devant eux un fou, un anormal. En cela, ils participent eux aussi de la mise en scène de Nichols – toute mise en scène est affaire de point de vue.
Le philosophe français Michel Foucault a consacré toute son œuvre à décrire les normes mises en place par les sociétés afin de séparer les gens dits anormaux des gens normaux. Cette séparation s’est notamment mise en place au travers de tests, de règles, de mesures disciplinaires, fondés sur un savoir qui avait pour objet d’identifier l’anormal ou le fou. Selon Foucault (qui quand on le lit donne parfois l’impression d’être lui-même un peu paranoïaque), c’est au début du XIXe siècle que s’est progressivement mis en place ce savoir catégorisant les gens en normaux et anormaux. Nous vivons encore selon ces normes. Take Shelter, appliquant les observations de Foucault, rend compte de cela en montrant comment Curtis est catalogué comme fou, y compris par lui-même, à l’aune de normes et de tests qui sont le savoir de la société moderne. Curtis le dit lui-même : s’il a 12/20 au test qu’il a effectué, il est considéré comme « schizophrène paranoïaque ». Il obtient 5/20, ce qui selon le test passé, lui assigne l’étiquette de victime d’un « épisode psychotique passager ». De même, lorsque son patron le licencie, il lui dit : « te rends-tu compte du nombre de règles que tu as violées ? » Les règles, les normes, sont les seules aunes à laquelle Curtis est jugé, des aunes purement rationnelles, tout comme les indices semés par le scénario reliant la schizophrénie de Curtis à celle survenue chez sa mère au même âge. La crise économique, à laquelle le film fait plusieurs fois référence (le prêt bancaire à taux variable, l’hypothèque, le licenciement, la mutuelle salvatrice puis perdue ; même dans un Etat riche comme l’Ohio, la crise est là) achève de sceller le sort de Curtis: il n’y a pas de pitié pour l’anormal en ce monde, a fortiori s’il a des visions qui échappent à l’analyse rationnelle.
Si nous en restions à Foucault, Take Shelter serait borné dans son analyse et son esthétique. Or, dans Take Shelter, il y a aussi Jessica Chastain, qui par le pouvoir de suggestion de sa beauté vaut plusieurs Michel Foucault. Sam telle qu’incarnée par Jessica Chastain est la raison pour laquelle le film, en sortant de l’éprouvant carcan mi-film d’horreur, mi-étude sur la folie de sa première partie, accède à une autre dimension, où est montré comment la femme de Curtis décide envers et contre tous (ses cauchemars, ses gestes qui la repoussent, la folie économique constituée par l’abri anti-cyclone qu’il construit, la communauté qui le rejette) de le sauver. Lui croit tout faire pour rester avec sa famille, parce qu’il ne veut pas reproduire le geste de fuite de sa mère l’abandonnant dans une voiture. En réalité, il fait sans le vouloir tout ce qu’il peut pour chasser sa femme et sa fille, et c’est sa femme qui finit par décider par amour de rester avec lui, de lui faire confiance (« I’ve made a decision » dit-elle). Le geste d’amour ultime de sa femme a lieu dans l’abri souterrain construit par Curtis, où la famille LaForge descend lors d’une tempête, comme Caïn dans sa tombe : une fois la tempête terminée, Sam confie à Curtis la clef ouvrant la porte du souterrain alors même qu’il croit encore à l’apocalypse dehors. C’est le sommet émotionnel du film, et de loin sa plus belle scène, soulignée par l’ampleur soudaine de la musique, un sommet qui se situe sous terre et dans l’obscurité. La métaphore littérale d’un Curtis renaissant dans le giron terrestre parait facile mais elle est tentante. S’inclinant devant l’amour et la douceur de sa femme, Curtis décide de sortir du souterrain, voit le ciel et la lumière (superbe plan où le ciel n’a plus la forme d’une mâchoire mais d’un grand bleu lumineux l’accueillant), et accepte de se soigner.
Or, il y a dans Take Shelter une deuxième fin. Réunie sur une plage, la famille LaForge (Curtis, sa femme et leur fille) voit soudain un cyclone aux dimensions bibliques fondre sur elle. L’axe des plans, le jeu des regards, signifient ici que la tempête arrive objectivement (en tout cas pour la famille entière) et n’existe plus dans le seul esprit de Curtis. Comme si finalement Curtis n’avait pas été fou, comme si les normes inventées par la société pour séparer le normal de l’anormal et dénoncées par Foucault étaient décidément incapables de reconnaitre la valeur des prophéties, de celles qui attachaient il y a très longtemps à des mystiques ou à des fols-en-dieu des réputations de prophètes. Les outils disciplinaires et techniques mis au point par le rationalisme moderne ne sont pas en mesure d’appréhender ces prophéties et ces visions qui sont d’un autre temps. Il y a là deux conceptions, deux âges, du mondes que Jeff Nichols met face à face en montrant ce qu’il adviendrait si certains prophètes bibliques réapparaissaient et lançaient leurs prophéties aujourd’hui : ils seraient placés dans un asile. Il met la Bible Belt des Etats-Unis en face de ses contradictions. Interrogeons le grand cinéaste russe Andreï Tarkovski, pour nous éclairer davantage sur cette dernière image et cette deuxième fin de Take Shelter.
Plusieurs films de Tarkovski mettent en scène des individus considérés comme fous selon les normes et mesures du monde moderne analysées par Foucault (Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice, etc.). Dans Nostalghia et Le Sacrifice, ces «fous-là » prédisent une catastrophe à venir. La fille de Curtis, sourde-muette, qui semble particulièrement sensible au monde et au ciel (voir ces plans où elle est collée à la fenêtre) a peut-être un lien secret avec la fille du Stalker de Tarkovski. Mais le parallèle s’arrête là. C’est que, au contraire de Nichols, Tarkovski filme ses personnages de telle manière, que le spectateur en vient à croire que les fous ce sont les autres, et que ses héros illuminés pourraient bien en réalité détenir une part de vérité. A la fin du Sacrifice, un homme brûle sa maison, abandonne la chose qu’il aime le plus au monde (son fils), et part dans un asile, autant de gestes que la raison et la norme considèrent comme folie. Mais la mise en scène de Tarkovski convoque par la magie de ses images, de sa lumière, du rythme interne (lent et hypnotique) des plans, un monde d’une beauté absolue, réenchanté par l’amour que Tarkovski lui porte, si bien que l’on en vient à comprendre le « sacrifice » de son héros à la lumière des croyances imposées par Tarkovski lui-même, qu’il substitue par le génie de sa mise en scène aux normes rationnelles du monde moderne. Tarkovski réussit à re-créer l’impression d’un mystère du monde. Il se moque bien des récriminations impuissantes et parfois paranoïaques de Foucault, de même qu’il regarderait probablement avec consternation les images de destruction qui pullulent dans le cinéma contemporain. Nichols ne prend pas ce chemin-là ; il ne substitue pas ses propres normes esthétiques et morales à celles du monde moderne, au monde de la crise économique dans lequel est plongé l’Ohio. Il les prend comme cadre de sa mise en scène. Il accepte le monde moderne en tant que tel. En cela, il n’est pas le mystique qu’était par de nombreux côtés Tarkovski. Et c’est cette acceptation du réel qui fait que sont si fortes la première partie et la première fin de Take Shelter racontant l’histoire d’un schizophrène paranoïaque acceptant de lutter contre sa maladie de l’angoisse par amour de sa famille. Mais la fin du film qui relève a contrario, et de manière un peu contradictoire par rapport à ce qui précède, d’une vision prophétique ou mystique des choses laisse, comme un vin un peu court, un goût d’inachevé dans la bouche. On a beau essayer de la justifier, elle s’inscrit moins bien dans ce cadre du réel choisi par la mise en scène du film.
Cette fin du film témoigne, avec d’autres films, d’une fascination assez morbide dans le cinéma contemporain pour les images de fin du monde, qui sont peut-être le reflet, dans le miroir du cinéma, des temps de grands changements que nous vivons. Take Shelter se trouverait ainsi rattaché à ces films représentant l’apocalypse ou la fin du monde, que ce soit des blockbusters hollywoodiens où des dizaines de millions de dollars sont mobilisés pour créer des images de destruction, ou des films aux budget plus modestes, comme Melancholia de Lars Von Trier (où une fin du monde très explicite est représentée de manière complaisante et doloriste). On peut trouver désagréable ou problématique cette tendance récente du cinéma aux relents millénaristes. Cette réserve étant faite, Take Shelter demeure un film très impressionnant, ayant révélé un auteur à suivre. Le film suivant de Jeff Nichols, Mud en 2012, qui est beaucoup plus optimiste que Take Shelter, a confirmé tout le bien que l’on pouvait penser de lui.
Strum
En effet, c’est un film très impressionnant au regard des moyens financiers qui furent alloués à Jeff Nichols pour mettre en image les visions apocalyptiques assaillant l’esprit de son héros fort bien campé par Michael Shannon. Take Shelter n’est d’ailleurs pas sans rappeler, par ses personnages et son cadre, le cinéma de Steven Spielberg.
Merci pour cette très instructive chronique 🙂
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De rien ! J’attends d’ailleurs avec une certaine impatience le prochain Nichols, Midnight Special, qui pour le coup a l’air de franchement ressembler à un film que le Spielberg de la fin des années 1970 aurait pu tourner (Take Shelter restant un film très âpre).
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Tu n’es pas le seul 🙂
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« Où veux-tu aller ? Tu n’as nulle part où aller.. » ainsi s’achevait (de mémoire) le « Body snatchers » signé Ferrara, portrait allégorique d’une Amérique post-guerre du golfe, militarisée, versant dans le désenchantement des âges sombres se profilant à l’horizon du millénaire à venir. Si le très chrétien Abel se faisait anxiogène prophète millénariste avant les autres, Jeff Nichols ne peut, lui, cinéaste du XXIème, que contempler l’ampleur du sinistre. Curtis LaForche n’a plus d’endroit où aller et, comme tu l’as parfaitement détaillé dans un des premiers paragraphes, le pays domestiqué jusqu’à l’horizon, laminé à perte de vue, n’offre plus le moindre espace de refuge, pas le plus petit relief salvateur. Cette « mise à plat » de son époque se poursuit jusque dans cette seconde fin qui te gêne tant mais que je trouve pourtant magistrale, jusque dans le reflet lisse d’une vitre. La folie de LaForche n’est même plus un refuge viable, car les temps à venir seront ravageurs et rien ne peut stopper cette marche implacable, pas même les forces de l’esprit (n’est pas Mitterrand qui veut 😉 ). Ce n’est bien sûr que mon ressenti qui est loin de s’aligner sur la pertinence de ton analyse qui fait intervenir conjointement la pensée de Foucault et celle de Tarkovski. Tout Prince que je suis, je m’incline bien volontiers. 😉
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Merci pour ton commentaire princécranoir. Citer Foucault et Tarkovski ne rend pas nécessairement mon analyse plus pertinente que la tienne qui se tient aussi. 😉 Je pense que la fin du film est typiquement une fin qui laisse une liberté d’interprétation au spectateur et que chacun interprétera selon ce qu’il ressent et son bagage émotionnel et intellectuel. Je n’aime pas l’idée de fin du monde ou de monde marchant vers une fin implacable et j’ai donc tendance à rejeter ce type de fin millénariste.
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