Du livre au film : au sujet de l’adaptation cinématographique (première partie)

Ci-dessous, quelques réflexions au sujet de l’adaptation cinématographique. Je découpe ce texte en quatre parties pour les besoins de sa publication. Voici la première partie. Pour les autres parties, voir ici : deuxième partietroisième partiequatrième et dernière partie.

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Dans leur grande majorité, les adaptations de livres au cinéma sont infidèles. Par là, il faut comprendre non seulement qu’elles s’avèrent incapables de transposer dans un film les thèmes d’un livre (quand bien même un dossier de presse prétendrait le contraire), mais aussi que les sentiments que le premier procure et la morale que l’on en reçoit sont parfois à l’opposé de ce que l’on trouve dans le second. Prenons, parmi tant d’autres, les exemples de deux adaptations de Fitzgerald et Tolkien.

L’Etrange Histoire de Benjamin Button de Fitzgerald s’achève sur des pages qui produisent sur le lecteur une impression profonde : Benjamin, devenu bébé, n’a plus conscience de lui-même et son univers se réduit à quelques visages flous qui l’entourent et au goût sucré du lait. Et puis, tout est « obscurité» : Benjamin disparait. Parce que cette évocation de la mort survient dans un contexte nouveau, différent des habituelles descriptions de mourants sur leur lit de mort, qui rendent la mort si familière qu’on ne la craint plus, elle fait apparaître devant le lecteur l’image d’un grand vide, d’une grande nuit silencieuse. Ce vide a quelque chose de glaçant. Et l’on comprend alors que le cœur du récit de Fitzgerald ne contenait les thèmes du conformisme et du refus de la différence que pour mieux démontrer leur caractère dérisoire face à la mort. Cette fable sur notre condition de mortel est contée sur un ton égal, où perce parfois une certaine ironie ; le récit coule sans à-coups, ni rebondissements, sans que rien ne soit dramatisé, ni expliqué, si bien que l’on en formule soi-même la morale. En adaptant l’Etrange Histoire de Benjamin Button au cinéma, David Fincher et son scénariste Eric Roth, ont ajouté l’histoire d’une femme en train de mourir sur un lit d’hôpital, écoutant le récit de la vie de Button (Brad Pitt) que lui lit sa fille, comme s’ils n’avaient pu se confronter directement à la nouvelle de Fitzgerald. C’est au travers des peines et des souvenirs de cette femme que nous voyons l’histoire de Button. Ce dispositif narratif a trois effets : il alourdit le récit par des allez retours temporels entre passé et présent et entre différents évènements dramatiques (morts, histoires d’amour malheureuses ou accident de Daisy) ; il installe entre nous et Button un écran (cette femme qui se meurt) qui fait que nous ne percevons souvent de son histoire qu’un lointain écho ; et surtout, il adjoint à la narration un ensemble de sous-intrigues et de commentaires explicatifs sur le temps, qui sont autant de surlignements inutiles. Il en va ainsi de cette invention d’une horloge dont les aiguilles tournent à l’envers, suggérant une relation de cause à effet absente du livre entre elle et Button. De la fable saisissante de Fitzgerald, et ce même si le film dégage une certaine émotion, ne demeure pour l’essentiel qu’un récit parasité et didactique, lesté de panneaux indicateurs, signes de cette maladie qui accable nombre d’adaptations : la volonté de tout rationaliser.

Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien finit sur le constat amer que la disparition de l’Anneau unique n’a pas débarrassé les hommes de la potentialité du mal, qui leur est consubstantielle. Lorsque commence le temps historique, et que Frodon revient dans la Comté, celle-ci a été mise à sac et est occupée. La destruction de l’Anneau n’a donc rien réglé, et le mal, d’une incarnation mythologique et extérieure à l’homme, est devenu le mal que nous connaissons, germe intérieur potentiel que l’on retrouve dans chaque homme. En outre, le livre de Tolkien présente la pitié de Frodon à l’égard de Gollum comme la marque d’une force supérieure qui sauvera le monde, car c’est parce que Frodon a épargné Gollum que l’Anneau est détruit. Chez Tolkien, cette pitié est constamment valorisée, et les batailles sont réduites à la portion congrue. L’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson délivre une morale à l’opposé de celle du livre. C’est un film belliqueux, où l’on ne compte plus les scènes de bataille, et la pitié de Frodon, joué par un acteur souvent larmoyant (Elijah Wood), y est présentée comme une tare, qui serait le propre des dupes, et non pas le signe d’une sanctification. Enfin, dans le film, une fois l’anneau détruit, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, la Comté n’étant pas occupée, comme si le mystère du mal pouvait être dénoué par la seule destruction d’un anneau, serait-il mythologique. On pourrait trouver plusieurs exemples de ce type dans le film de Jackson, où l’on observe une inversion des valeurs et du sens du livre.

Il serait futile de s’indigner que chaque adaptation soit infidèle, dans une mesure plus ou moins étendue. C’est un fait qu’il faut accepter, et ce que le cinéma prend à la littérature, il le lui rend en lui trouvant de nouveaux lecteurs. En revanche, il n’est pas inutile de chercher à comprendre les raisons pour lesquelles un film diffère d’un livre, qui vont bien au-delà des considérations économiques et pratiques des producteurs et des adaptateurs (qui bien que nullement négligeables seront ici laissées de côté). Identifier certaines différences irréductibles existant entre la littérature et le cinéma, voilà ce que l’on se propose de faire ici, dans l’espoir que, chemin faisant, apparaissent certaines caractéristiques du cinéma.

Le cinéma comme condensation d’un récit

Redoutable obstacle à toute adaptation, la durée limitée d’un film oblige l’adaptateur à condenser son récit. Là où le roman étire ses ailes au gré d’une durée de lecture variant selon le temps mis par le lecteur pour finir un livre, entrecoupée d’interruptions qui sont autant de fenêtres où son imagination se repose de la lecture et l’amplifie par son action, le film, sec et tendu, ne propose au mieux que deux ou trois heures de récit. Cette condensation du temps appelle une condensation de l’intrigue. L’adaptateur se trouve alors face à un dilemme connu : soit réduire l’armature de l’intrigue parce qu’elle est trop importante, soit tenter d’en faire rentrer la totalité ou presque dans une durée restreinte, au risque de la compresser. La seconde solution est toujours la plus mauvaise.

D’abord, elle accélère le récit et, ce faisant, modifie substantiellement le rythme et l’atmosphère du livre. Car bien qu’Hitchcock prétende que la fonction du cinéma est de dilater ou de contracter le temps, ce n’est qu’un instant, qu’un moment, qu’une scène pourra dilater alors que le film dans son ensemble fera subir au temps pris comme durée ou récit une contraction irréversible. C’est à cette moulinette du récit accéléré, compris comme une montagne russe où cause et effet, renversement de perspectives, révélations surprises, se chevauchent inlassablement que sont passés la plupart des grands romans adaptés. A l’atmosphère contemplative d’un livre est alors substitué dans son adaptation une logique de film d’action où des rebondissements successifs sont censés maintenir l’attention du spectateur. Le nombre de scènes s’est réduit et un effet grossissant se produit pour chaque scène conservée du fait de la condensation de l’ensemble. Ce qui est présenté comme fidélité au matériau d’origine n’est alors qu’un mimétisme de surface. Croire qu’il suffit de suivre l’intrigue d’un livre pour en conserver l’esprit est une idée reçue, car réduire un livre à un synopsis, c’est en perdre la beauté et négliger le sens qu’il véhicule ; en matière d’adaptation, c’est l’esprit qui doit prévaloir sur le texte.

Ensuite, cette accélération du récit a pour effet de modifier indirectement les thèmes du livre, qui en sont toujours le cœur, qu’irrigue le style du romancier. L’effet grossissant que nous avons évoqué plus haut bouleverse la hiérarchie des thèmes de l’histoire et une scène de transition dans un livre peut devenir au cinéma moment clef porteur d’un sens différent. Surtout, au rythme d’un livre correspond une fréquence sur laquelle certains thèmes peuvent s’épanouir tandis que d’autres péricliteront. Lorsqu’un livre traite de la mélancolie ou de la nostalgie, le romancier est contraint d’insuffler une langueur à son récit et à son style afin de permettre à cette mélancolie de pénétrer le lecteur. Si le film repose sur une fréquence différente, alors les thèmes qu’il aborde seront différents, et il en ira de même de leur effet sur le spectateur. Le rythme du film dicte le ton du film qui dicte lui-même ses thèmes. Tarkovski dans son livre Le Temps Scellé estime que le rythme d’un film procède du rythme intérieur de chaque scène, le rythme « exprimant le flux du temps à l’intérieur du plan ». Mais le cinéma est protéiforme, et le rythme peut tout aussi bien venir du montage comme chez Welles. Il est une autre difficulté : un film, bien souvent n’est en mesure de ne proposer qu’un seul rythme dans le temps réduit qui lui est imparti (et s’il en propose plusieurs, il n’est pas rare que cela déstabilise le spectateur ; A.I. Intelligence Artificielle de Spielberg, adaptation d’une nouvelle d’Harlan Ellison devenu un film dialectique, fait de parties se contredisant, où la forme souvent lumineuse masque un fond très noir, en étant un bon exemple) là où un livre peut proposer quatre, cinq, voire dix rythmes différents selon le nombre de ses parties et des narrateurs qui les portent, chacune concourant à la formation d’une symphonie de thèmes. La plupart des grands livres reposent sur des structures instables, en déséquilibre, où la sensation d’harmonie ne provient pas du livre mais des sentiments qu’il fait naître chez le lecteur. La plupart des films que l’on considère comme des chef-d’œuvres classiques sont à l’inverse des modèles d’équilibre, intrinsèquement harmonieux. En termes de structure, on pardonne moins aux films qu’on ne pardonne aux livres. Peut-être est-ce là l’origine de ces formules aussi vagues que limitatives de « vrai cinéma », « cinéma pur » ou a contrario « grand film malade ».

Au contraire, lorsque le cinéaste comprend si bien un romancier qu’il aurait pu écrire lui-même son livre, il n’éprouvera nullement le besoin d’accélérer le récit, et il saura afin d’en restituer l’esprit modifier la structure du livre, ou en couper une partie. Le Guépard de Visconti, qui adapte le livre de Lampedusa, s’achève par un plan magnifique du Prince Salina (Burt Lancaster) s’éloignant seul au petit matin, le monde né des soubresauts de la révolution italienne n’étant plus le sien. Visconti ne filme pas la mort du Prince racontée par Lampedusa à la fin de son livre. Mais il développe dans la scène du bal un passage où Salina imagine ce que sera sa mort en des phrases qui renvoient à ce qu’elle sera dans le livre. En laissant ainsi vivre son récit, Visconti laisse aux spectateurs le soin d’imaginer cette mort et souligne la solitude de Salina davantage que Lampedusa qui le faisait mourir accompagné des siens à son chevet, y compris Tancrède. On pleure beaucoup en lisant ce passage chez Lampedusa et l’on pleure moins chez Visconti, mais le sentiment de la solitude du Prince et de son appartenance à un monde passé, est plus fort dans le film. C’est que Visconti faisait comme Lampedusa partie du monde de la noblesse qui disparaissait, et croyait, comme lui, que les révolutions trompaient toujours les paysans et les pauvres, qui partageaient alors avec les nobles sinon leurs intérêts et leur fortune, du moins un même sentiment d’abandon.

(à suivre)

Strum

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