Still Life (2006) nous parle de Fengjie, ancienne ville située sur le fleuve Yangzi en Chine, qui fut « déplacée » par le pouvoir chinois pendant la décennie 2000 en raison de la construction du plus grand barrage hydraulique du monde, le Barrage des Trois Gorges. Plus d’un millier de sites historiques et archéologiques furent détruits et près de deux millions de personnes ont dû quitter leur foyer, sans aide de l’Etat.
Jia Zhang-Ke scrute et documente depuis le début de sa carrière les transformations de son pays, la Chine, et les conséquences de son entrée dans le monde moderne. Still Life (titre international conservé lors de l’exploitation du film en France) est une véritable « nature morte » où Jia filme une ville inanimée, en train de mourir, que l’Etat détruit pour la reconstruire ailleurs. Ce n’est pas seulement la ville qui est alors détruite, c’est aussi le passé des personnages du film, un mineur et une infirmière revenus chez eux. En filmant la destruction d’une ville au moment où elle disparait sous les coups portés par les boules de démolition des engins de chantier, Jia la fixe sur pellicule et donne à ses anciens habitants un lieu de mémoire où ils pourront regarder le passé.
Les cadrages du film (magnifiques) ont valeur programmatique et métaphorique : par leur variété et leur composition, qui relève de la superposition, ils disent à la fois ce qui existe (la ville moderne fourmilière) et ce qui a existé (la ville ancienne qui disparait) désormais recouvert par le fleuve. Ils décrivent la transformation de Fengjie, mais aussi plus largement de la Chine elle-même. lls inscrivent dans leur plan large les engins de chantier sur le fond de l’ancien paysage chinois, qui se transforme peu à peu sous l’effet de son exploitation industrielle. A cette aune, le fleuve qui traverse la ville est une métaphore du temps qui s’écoule irréductiblement et change le monde sans retour possible.
Jia Zhang-Ke décrit également dans Still Life les conditions permettant cette accélération du temps : la destructuration de la famille jusqu’à sa disparition. Aucune des familles de Still Life n’est réunie. Leurs membres, père, mère, enfants, se sont dispersés au gré de la géographie des emplois industriels et des décisions bureaucratiques du parti communiste chinois et de ses avatars. Cette disparition du noyau familial au profit de l’Etat et de l’Histoire, c’est la destruction du premier corps social pouvant agir comme force d’opposition face à l’Etat en Chine : la famille. Et c’est la raison pour laquelle Mao avait cherché à la briser pendant la révolution culturelle chinoise. Or, si même ce noyau familial protecteur disparait, si la famille accepte au nom du confucianisme que prime l’intérêt soi-disant collectif aux dépens de ses membres, comment s’étonner que l’ensemble des corps sociaux intermédiaires (dont la destruction est caractéristique des Etats totalitaires) ne soient plus là pour s’opposer à l’Etat chinois et aux entreprises qu’il favorise ? Face au fleuve, les individus seuls ne sont que piqûres d’insectes, dont la force même est détournée comme instrument de destruction : lorsqu’ils démolissent des pans de mur de l’ancienne ville, les ouvriers creusent eux-mêmes leurs tombeaux.
Ce n’est donc pas un hasard si Still Life prend pour protagonistes principaux un homme et une femme qui cherchent contre vents et marées à reconstituer un noyau familial. Ce mineur et cette infirmière ordinaires (jouée par sa femme et actrice fétiche, Tao Zhao) sont pour Jia Zhang-Ke des personnages témoins de leur temps. De prime abord, on pourrait croire qu’ils sont en quête de leur passé ; en réalité, ils renouvellent leurs forces pour aller de l’avant. Comme la ville recelant dans ses entrailles les fondations de ses anciennes constructions, hommes et femmes portent en eux l’architecture de leur passé, qui demeure dans leur esprit. Ville et homme : même mémoire, même combat. En cela, le scénario de Still Life a lui aussi valeur programmatique, à l’instar de ses images : pour s’opposer à la sédimentation du temps, dont l’écoulement ne laisse derrière lui que des souvenirs voués à disparaitre ou que des biens de consommation (vin, thé, etc., autant de chapitres du film soulignant la transformation de rituels en biens de consommation), il faut d’abord que les personnages recouvrent la vue pour comprendre le monde (les cadrages picturaux du film s’en chargent) ; puis, une fois éveillés à la conscience de sa transformation et des destructions qu’elle entraine, qu’ils agissent en reformant une famille et un corps social. Alors seulement, suggère Jia Zhang-Ke, sortira de terre une digue, un barrage humain digne de ce nom, et non le laid frontispice de béton du barrage des Trois Gorges que nous donne à voir le film le temps d’un plan furtif.
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