Crimes et Délits : le monde sans dieu de Woody Allen

crimes et délits

Attention spoilers.

Sommet de l’art allenien, Crimes et Délits (1989) de Woody Allen entrelace deux récits. On a dit qu’il s’agissait à la fois d’un récit comique (celui racontant les mésaventures d’un documentariste incarné par Allen) et d’un drame (ayant pour sujet le crime commis par un ophtalmologiste), et que le film condensait les deux versants, l’un drôle, l’autre bergmanien, de l’oeuvre de Woody Allen. Mais ce résumé imprécis ne rend pas justice à la richesse du film. Malgré la présence de Sven Nykvist (chef opérateur des principaux Bergman) au générique de Crimes et Délits, et les inserts de Judah voyant des scènes de son enfance, empruntés aux Fraises Sauvages, il faut d’abord écarter l’ombre de Bergman du film, qui n’aide en rien à le comprendre.

Le titre, Crimes et Délits, fait écho au Crime et Châtiment de Dostoïevski, sauf que chez ce dernier, Raskolnikov ne peut vivre dans la culpabilité et se dénonce après son crime, alors que chez Woody Allen, Judah ne se dénonce pas. Cette ascendance dostoïevskienne n’épuise pas la polysémie du titre, qui fait aussi référence aux deux histoires entrelacées. Le mot « crimes » y désigne le crime commis par Judah, le personnage de Martin Landau, qui fait assassiner sa maîtresse Dolores (Angelica Huston). Mais à quels évènements se réfère le mot « délits » ? Quels délits ont été commis dans le film ? Le titre américain du film, Crimes and Misdemeanors, répond à cette interrogation. Il contient un jeu de mots que le titre français ne restitue pas. Dans le système juridique américain, un « misdemeanor » est un « délit » mais en anglais, le mot a un deuxième sens : « demeanor » signifie « comportement » et « misdemeanor » qualifie ce comportement de manière négative : un « misdemeanor » est un comportement inapproprié, un comportement fautif. Le comportement inapproprié du titre, le « misdemeanor » du film (le « délit social » si l’on veut, quoique le terme soit impropre), c’est celui de Cliff Stern (Woody Allen), et peut-être aussi les compromis de Lester et Halley.

Cliff rechigne à participer au jeu commun des règles sociales. Il refuse d’admettre qu’au sein de la société new-yorkaise dans laquelle il vit, l’argent est le critère de respectabilité et de sélection ultime, comme l’a montré Saul Bellow dans ses livres. Woody Allen aimait beaucoup cet écrivain américain juif dont il fit l’un des commentateurs de Zelig. Dans un des plus beaux textes de Bellow, intitulé Seize the Day (paru sous le titre français Au jour le jour), un homme ruiné cherche désespérément à gagner de l’argent : il s’agit pour lui de saisir toutes les opportunités qui pourraient se présenter à lui. Dans Crimes et Délits, Cliff, qui a pourtant absolument besoin d’argent pour achever un documentaire et payer ses dettes, ne saisit pas pleinement l’opportunité que lui offre sa femme de réaliser un documentaire sur son frère Lester (génial Alan Alda), un producteur de télévision fortuné. Cet homme, Cliff méprise et jalouse tant son assurance, son goût des formules toutes faites et sa réussite professionnelle, qu’il préférera commettre une sorte de suicide professionnel en réalisant un documentaire le ridiculisant. La scène de la projection test du documentaire est hilarante pour nous (notamment cette comparaison outrancière avec Mussolini) mais terrible pour Cliff : il est licencié sur le champ. Ce n’est pour lui qu’une catastrophes parmi d’autres. Sa vie sentimentale et sexuelle est, elle aussi, un désastre (« la dernière femme que j’ai pénétrée, c’est la Statue de la Liberté« ) et Halley (Mia Farrow), la femme qu’il aime, le repousse et choisit Lester. A l’aune du « rêve » américain, c’est un « loser » pour dire les choses crûment, vivant en dehors de la réalité, et c’est ainsi que Lester le perçoit. Cliff, quant à lui, juge les autres à la lueur de principes qu’il ne s’applique pas à lui-même. Il idolâtre le philosophe Louis Levy, qui professe une morale de vie optimiste fondée sur la capacité à aimer et à bien choisir, mais lui-même est un misanthrope préférant les films à la vie réelle et aux individus. L’enseignement qu’il délivre à sa nièce est plus que douteux (« n’écoute pas tes professeurs » lui dit-il, entre autres perles) et prend le contre-pied des valeurs de Levy (déjà, le personnage de mari infidèle de Michael Caine d’Hannah et ses soeurs agissait en contradiction avec ses principes). Cliff, malgré son intégrité artistique, ne vaut donc pas mieux que Lester, qui lui-même vaut peut-être mieux que ce que Cliff croit (ne paie-t-il pas le mariage de son frère Ben ?). Humain, trop humain. Les insuffisances de Cliff justifient-elles pour autant que sa vie soit un tel échec (à la fin du film, il a tout perdu, travail, femme, mentor, considération sociale) ? En réalité, la question est mal posée. Il n’existe ni justification possible au destin ni rétribution aux actes, parce qu’il n’y a pas, selon Woody Allen, de corrélation entre les actes et leurs conséquences qui serait imposée par un être supérieur, pas de châtiment devant nécessairement suivre le crime. Ce monde est sans Dieu et sans justice ; l’on ne retrouve pas chez Allen l’ambiguïté avec laquelle les frères Coen répondront à la même question dans leurs propres films.

S’il convient d’insister sur le segment du film relatif à Cliff, c’est parce qu’il a été parfois perçu comme une simple respiration comique, un dispositif de scénariste qui viendrait alléger le segment sombre relatif au dilemme de Judah, alors que les mésaventures de Cliff soulèvent autant de questions morales et existentielles que l’histoire de Judah. Les deux histoires abordent la même question, celle de la responsabilité dans un monde sans Dieu et à chaque fois le protagoniste principal lui substitue une figure de père, qui n’est autre qu’un dieu sécularisé. Dans l’histoire du crime, c’est le père de Landau qui joue ce rôle. « Le regard de Dieu est sur nous tous » dit-il (« the eyes of God » en version originale, ce qui renvoie en fait aux sept yeux de Dieu du Livre de Zacharie) ou encore : « les bons seront récompensés et les méchants punis« . Mais ce père qui représente la tradition est impuissant et n’apparaît à Judah que de manière éphémère, lorsqu’un intense sentiment de culpabilité le ronge. Avec le temps, ce sentiment de culpabilité disparaîtra. Pire, Judah sera délivré de toute angoisse existentielle et sa vie prospérera. Il sera même capable de justifier le fait qu’un innocent a été arrêté à sa place en faisant valoir que l’homme arrêté était déjà un assassin (soit le raisonnement exactement inverse de celui que fait Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski quand il se livre au juge Porphyre). On pourrait écrire qu’il est presque « récompensé » du meurtre qu’il a commis si l’on ne savait déjà que pour Woody Allen il n’y a pas d’instance supérieure jugeant et récompensant. Dans l’histoire de Cliff, c’est le personnage du philosophe Louis Levy qui joue ce rôle de père-dieu sécularisé, et il finit lui aussi par disparaître en se suicidant, laissant Cliff désemparé. Enfin, dans les deux histoires, interviennent des frères. Il y a Lester le producteur et Ben le rabbin du côté Woody, Judah et Jack le mafieux du côté Landau. De ces paires de frères, seul Ben le rabbin est vertueux. C’est le seul juste. Sur un plan philosophique et religieux, en tant que croyant ou en tant que sage, c’est le seul qui devrait percevoir la lumière de dieu dans l’obscurité du monde (un plan le dit littéralement quand il consulte Judah : on voit alors un point lumineux dans le noir, mais c’est une petite luciole perdue au milieu d’une grand mare obscure). Ben deviendra aveugle, comme si voir la lumière de dieu revenait à s’aveugler sur la réalité du monde. On peut difficilement trouver un sort plus cruel et plus ironique pour un homme de dieu. Les autres, Lester, Judah, Jack, font tous passer les aspects pratiques de la vie avant les principes défendus par les livres et les philosophes. Tous, ils sont des hommes qui réussissent, qui voient donc en réalité mieux que les autres dans ce monde sans lumière, où dieu est un luxe d’intellectuel (« God is a luxury I can’t afford« , phrase géniale et terrible).  Ces deux histoires que contient Crime et Délits ne forment donc qu’une seule histoire, la fable d’un monde sans dieu, où l’on trouve, comme dans les fables de la Bible, des frères, un crime, des comportements répréhensibles, mais dont l’issue n’a rien de biblique. Elle parait si désespérée que dans la célèbre scène du film où Landau et Woody Allen se retrouvent, le second ne croit pas à l’histoire que lui raconte le premier d’un crime sans châtiment et sans remord, comme si Allen prenait le prétexte de la fiction pour s’excuser d’avoir fait un film a priori si désabusé.

Pourtant, Crimes et Délits est aussi un film vif et drôle, très drôle même (que les dialogues y sont brillants !). Faire rire avec un sujet pareil (c’est le propre de nombre d’histoires drôles juives, certes) en dit long sur le talent de Woody Allen. Le découpage du film, qui alterne entre le récit de Cliff et celui de Judah, lui-même émaillé des rêveries et des souvenirs de Judah, est une merveille de fluidité. Tout est exposé et dit en un minimum de répliques et de séquences, et il n’y pas une seconde de trop dans la durée des plans, qui se succèdent à une vitesse souvent enivrante. Cela témoigne de la maitrise cinématographique d’Allen, mais aussi de Susan Morse, la monteuse de tous les grands Woody Allen (excepté Annie Hall), et l’on peut estimer que la fin en 1998 de leur longue collaboration artistique (de Manhattan en 1979 à Celebrity) est une des causes de la (relative) décadence artistique d’Allen à partir de 2000. Non seulement, le montage du film est fluide mais il instaure aussi un dialogue entre les images ; plusieurs scènes se répondent, et les extraits des vieux films regardés par Cliff font échos aux scènes qui les précédent, donnant l’impression de redoubler la dialectique du film entre réalité et fiction. C’est aussi le cas des interventions du philosophe Louis Levy : en termes de découpage, elles ne sont pas insérées au hasard, et Levy y répond aux interrogations soulevées par le film. Il y déclare notamment que le Dieu imaginé par les hommes, qui demande à Abraham de sacrifier son fils Isaac, paraît parfois bien peu aimant. Le monde est-il vraiment meilleur avec un tel Dieu, semble suggérer Levy ? Il dit aussi lors de son intervention finale en voix-off que « nous nous définissons par les choix que nous faisons ; nous sommes la somme de nos choix« . Cela signifie que ce n’est pas Dieu, mais nous-mêmes qui nous créons. Judah, Cliff, Halley et Lester ont choisi. Même Levy, en se jetant par la fenêtre, fait un choix : il décide de la manière de finir sa vie, comme Primo Levi. Même si l’optimisme et l’espoir d’une (re)naissance encore présents à la fin d’Hannah et ses soeurs ne sont plus de mise en 1989, époque où les relations de Woody Allen avec Mia Farrow commencent à se distendre, in fine, la morale et la conclusion de Crimes et Délits (énoncées dans le petit montage final qui clôt le film sur un heureux mariage, joyeux pour tous, à l’exclusion de Cliff) ne sont peut-être pas si désespérées que cela : nous pouvons choisir ; nous n’avons pas besoin de Dieu pour choisir ; et nous sommes responsables de nos choix. Puisque nous avons aussi « la capacité d’aimer« , nous pourrons « trouver la joie dans les choses simples« . Si Dieu est un luxe, Crimes et Délits en est un aussi dont on ne devrait pas se priver. Un chef-d’oeuvre.

Strum

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8 commentaires pour Crimes et Délits : le monde sans dieu de Woody Allen

  1. Justin dit :

    Superbe texte pour un Allen que je n’ai découvert que récemment et qui m’a fait revoir à la baisse la réussite de « Match Point » que je trouve moins riche finalement passé la relecture moderne de « Une Place au soleil ». « Crime et délit » est bien plus riche et complexe comme tu le soulignes bien.

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  2. Strum dit :

    Bonjour Justin et merci ! 🙂 Oui, tout à fait. Match Point est moins vif formellement, et moins riche intellectuellement que Crimes et Délits (et évidemment moins drôle). Woody Allen y utilise à nouveau l’argument du crime et de la culpabilité, en le fusionnant cette fois à la trame de certains roman anglais mettant en scène un arriviste (type Thackeray), mais c’est un film moins original, moins allenien, qui ne supporte pas bien les révisions à mon avis, alors que Crimes et Délits, je pourrais le revoir sans fin.

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