Le Plaisir vu par Max Ophuls

Le Plaisir : Photo

Le Plaisir (1952) de Max Ophuls est cette rareté d’un film composé de trois petites histoires (adaptant des nouvelles de Maupassant, Le Masque, La Maison Tellier et Le Modèle) dont on a l’impression qu’elles forment un tout indissociable, même si l’on a coutume de retenir surtout la partie centrale du film, La Maison Tellier, racontant la journée de prostituées assistant à une communion dans un village de campagne. C’est l’un des plus beaux films du cinéma français.

Dans Le Plaisir, Max Ophuls retranscrit par sa mise en scène la sensation et la nature du plaisir. Sa caméra virevolte, monte et descend ; ce faisant, elle associe le plaisir à un paysage de reliefs et de dépressions successifs. Mêmes les cadrages du film sont parfois des cadrages verticaux ou en diagonal (un peu comme le faisait Welles mais sans le mouvement imprimé par Ophuls). Et en effet, la nature du plaisir tel qu’on peut l’éprouver dans sa vie correspond bien à cette entreprise de topographie opérée par la caméra d’Ophuls. Il ne peut y avoir de plaisir sans déplaisir, sans nostalgie ou anticipation, sans déception parfois, de même qu’il ne peut y avoir d’amour sans part de souffrance. Dit ainsi, cela peut paraitre simpliste, mais je crois que c’est pourtant vrai. Ophuls, comme tous les grands metteurs en scène, sait que ce type de discours schématique ne passerait pas la rampe du dialogue, alors il le fait tenir par sa caméra, qui durant tout le film, avec une incroyable mobilité, danse au bal du Masque, escalade les murs de la maison Tellier, suit la montée d’une colline en compagnie des prostituées, monte elle-même les escaliers et, même, se jette par la fenêtre dans la dernière histoire (Le Modèle), quand le plaisir se transforme en désespoir. D’ailleurs, si je me souviens bien, dans un bonus figurant sur le dvd (bfi) du film, Todd Haynes observe que le seul moment du Plaisir, pratiquement, où la caméra suit une trajectoire plate et horizontale en un beau panoramique embrassant la plage de Deauville, c’est à la fin du troisième conte, Le Modèle, lorsque le narrateur prononce sa fameuse sentence finale : « Le bonheur n’est pas gai » car il s’agit alors d’un bonheur plat, dénué de plaisirs.

Le Plaisir parle du plaisir de la nuit et de la danse auquel il est cruel de devoir renoncer (Le Masque), du plaisir sensuel de la chair et de la nature auquel il est difficile de résister (La Maison Tellier) et du plaisir douloureux de l’art (Le Modèle), en montrant le prix qu’ils réclament. Ce ne sont pas là des plaisirs éternels, ce sont des plaisirs d’instant, s’inscrivant le temps d’une danse, d’un baiser ou d’une journée passée à la campagne. Ils ne durent pas le temps d’une vie, même s’ils en font néanmoins le sel et la beauté. Dans chacune de ces trois histoires, le plaisir est éphémère et comprend un envers. Comme dit « Madame » dans la Maison Tellier, « ce n’est pas toujours fête ». Ce que cette caméra qui ne tient pas en place nous dit également, c’est que le plaisir est multiple. Il peut être plaisir chez l’un, quand il est souffrance chez l’autre, car le plaisir est égoïste. Les hommes qui viennent voir les prostituées dans le segment central du film y recherchent du plaisir (pour tomber d’ailleurs sur cet écriteau leur indiquant que la Maison Tellier est close), mais pour elles ce n’en est pas un (sans pour autant qu’Ophuls porte un regard moralisateur sur ses personnages). Le plaisir, elles le trouvent lors de cette si belle partie de campagne à laquelle elles participent. Si elles pleurent à l’Eglise, c’est peut-être devant le plaisir de la pureté du spectacle de la communion de l’enfant, car Ophuls et Maupassant ne les tiennent pas pour moins pures que les autres et les regardent au contraire avec beaucoup de tendresse, mais aussi et surtout parce qu’elles se souviennent de leur mère et de leur propre première communion enfant ; il entre de la douleur et de la tristesse dans leurs pleurs. Elles ont depuis perdu de leur innocence, mais pas tant que cela, suggèrent à la fois Ophuls et Maupassant, et le jeu de Danielle Darieux. Et quand le curée de l’église, ne connaissant pas leur condition, affirme que ces dames sont « l’édification de la paroisse », il entre là-dedans autant d’ironie (Maupassant se moque des hypocrites de son temps) que de vérité. Dans ses Souvenirs, écrits en 1945-1946 à Hollywood, Max Ophuls écrivait de manière prémonitoire : « j’ai toujours été attiré par l’univers des souteneurs et des filles, cet univers où reposent tant de soldats inconnus de l’amour, qui forme pourtant la base honteuse et pourtant réelle de la morale bourgeoise… J’ai souvent rêvé de faire un film vraiment consacré à ce sujet. Un film dont le scénario serait dû à un Maupassant moderne. » Avec Le Plaisir, Ophuls réalisa ce rêve.

Strum

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14 commentaires pour Le Plaisir vu par Max Ophuls

  1. Rémy dit :

    Bonjour, le blog et l’article sont très bien mais une critique pour engager la discussion.

    Je ne pense pas que Le Plaisir soit « une ode au plaisir »: le plaisir est toujours hors du récit, hors champ; ce qui est filmé, c’est presque toujours la face sombre et occulte de ces viveurs et ce qui paraît être évoqué, c’est plutôt la vanité du plaisir .

    Dans le premier sketch, l’homme masqué a l’air de prendre bien du plaisir, mais en réalité le vieillard souffre atrocement pour donner l’illusion de s’amuser. Sa quête du plaisir est sa damnation et il apparait comme l’exacte contraire du vieil artiste qui clôt le film par l’affirmation d’un bonheur trouvé dans l’ascétisme et la fuite des plaisirs faciles.

    Dans le deuxième sketch, les « filles de joie » ne sont jamais montrées dans l’exercice de leurs fonctions: la maison close est filmée de l’extérieur ou lorsqu’elle est fermée (et ce qui reste est le contraire du plaisir: c’est l’aigreur et la frustration des hommes). Pendant tout le film, elles refuseront de se donner (que ce soit au voyageur de commerce ou aux paysans).

    Dans ce qui constitue la scène centrale du film , capitale pour l’interprétation du dessein général de l’artiste, celle de la communion à l’Eglise, c’est l’élévation de l’âme qui est montrée par opposition au plaisir qui est d’essence charnelle.

    A cet égard, évoquer le « plaisir de la communion » me paraît un abus de langage et presque un contre sens (sans prétendre avoir raison, ce n’est qu’un point de vue…)

    En outre difficile de ne pas voir dans cet instant de ferveur religieuse baigné de larmes (alors qu’une communion est en principe un événement gai) une forme de tourments au regard de vies consacrées au plaisir des hommes.

    Ce sont les souffrances de l’âme et non les plaisirs du corps qui sont montrés (ce qui n’implique effectivement en rien un jugement moral du cinéaste).

    D’accord en revanche, pour le plaisir de la sensualité de ces jolies femmes qui s’ébattent dans une superbe campagne normande, presque trop belle pour ne pas être onirique: c’est le seul moment de vrai plaisir du film et on peut effectivement voir dans ces scènes d’une grande poésie, une forme d' »ode ». Mais c’est le plaisir de la sensualité plutôt que de la sexualité évoqué dans le reste des deux premiers sketchs.

    Dans le troisième sketch, ce n’est pas tant le plaisir de la création qui est montré qu’un couple qui se déchire. Là encore, ce plaisir de la création est hors champ puisque l’artiste accomplit son oeuvre dans l’intervalle qui sépare l’accident de la jeune femme et la dernière scène du film où l’artiste est un vieillard.

    Et il est permis de penser que cette création s’accomplit dans la douleur plus que dans le plaisir, sous forme de catharsis d’un épouvantable sentiment de culpabilité du peintre.

    De sorte que si Ophuls n’est pas moralisateur, c’est au moins un moraliste lorqu’il conclut que le bonheur n’est pas gai.

    Alors que les deux premiers sketchs ont montré des individus feignant la gaieté et le plaisir (le vieillard, les prostituées, les clients aigris et agressifs) pour masquer un probable désespoir existentiel, c’est peut être cet artiste vieilli, austère, marqué par une tragédie et fuyant tous les plaisirs d’ordre sensuel qui a trouvé la voie du bonheur.

    Difficile d’y voir une « ode au plaisir », non ?

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  2. Strum dit :

    Bonjour Rémy. Super commentaire ! Sur bien des points, je pense que tu as raison, et les commentaires sont faits pour discuter les textes. Mais je pense que pour Ophuls, le plaisir et le bonheur ne sont pas la même chose. J’ai essayé de faire passer cette idée dans le texte (écrit il y a un moment en fait), en insistant sur l’idée qu’il y a un envers du plaisir et qu’il n’y a pas de plaisir sans douleur ou déplaisir. « Le bonheur n’est pas gai », je pense que c’est vrai et c’est ce que pense Ophuls, mais le « bonheur » ici (qui est un bonheur plat) c’est l’absence des plaisirs de la vie. Donc quand j’ai écrit « ode au plaisir » (expression un peu excessive en la relisant il est vrai, et je vais probablement la modifier), je prenais le mot plaisir dans le sens large que lui donne Ophuls dans ce film où il montre qu’il n’y a pas de plaisir sans douleur et souffrance. Le plaisir implique cette douleur et cette souffrance, même si je comprends que tu trouves que j’étends un peu la définition du mot plaisir en disant cela. Bon, « plaisir de la communion », ce n’est pas très heureux comme expression effectivement 🙂 – je voulais dire qu’elles sont contentes pour l’enfant (le contentement étant un plaisir) ; et il entre aussi bien sûr de la tristesse dans leurs pleurs car elles se souviennent de leur mère et de leur propre communion enfant (comme l’indique Maupassant dans la nouvelle).

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  3. Rémy dit :

    La grande beauté du film provient peut être de cette distorsion entre la profusion de fêtes, de musiques, de corps jeunes et désirables, de lumière, de campagne (etc…) qui forment en apparence la matière du film et son propos réel, affreusement pessimiste.

    Même contraste entre la mise en scène sensuelle,grisante et aérienne que tu décris justement et la philosophie qui s’en dégage.

    Comme un divorce entre la forme et le fond mais qui serait fécond au lieu de nuire au film.

    C’est déjà ce paradoxe apparent qu’on retrouve dans la Ronde.

    Il est vrai que le plaisir est porteur de tragédie à venir puisque comme tu le dis justement, sa poursuite se fait au prix d’un égoisme impitoyable: le vieillard du premier sketch n’a cure de son épouse, les clients et les hommes en général se moquent des souffrances infligées aux prostituées et le peintre est totalement indifférent aux supplications de sa compagne jusqu’à sa défenestration.

    Mais cet égoisme ne va pas sans une forme de masochisme, qui est le plaisir de la souffrance, et d’acceptation, voire de recherche de la souffrance par les victimes.

    La femme du vieillard, maintes fois bafouée, lui reste fidèle jusqu’à l’absurde et le modèle va jusqu’à s’infliger une grave infirmité pour l’amour du peintre (seules les prostituées, victimes d’un déterminisme social, sont privées d’une possibilité réelle de choix)

    Ce qui renvoie à un autre film d’Ophuls, la Lettre d’une inconnue, où l’héroine fait preuve d’une fidélité inouie envers l’artiste égocentrique et indifférent allant jusqu’à lui sacrifier sa nouvelle vie et son nouveau compagnon, riche et attentionné, pour un simple rendez-vous des années après leur unique nuit d’amour.

    Tout en ne pouvant ignorer qu’elle va évidemment au delà de nouvelles souffrances qu’elle semble rechercher.

    Là encore, un viveur assoiffé de femmes et de plaisirs sème la tragédie autour de lui.

    Et comme dans le dernier sketch du plaisir, il s’agit d’un artiste avec une nuance importante.

    Le peintre a trouvé sa voie et la profondeur de son art après l’épisode tragique qui nous est conté.

    Le pianiste, qui n’a pas connu une telle tragédie, mais au contraire a continué à virvolter superficiellement d’une femme mariée à l’autre, s’est perdu et ne s’est jamais accompli dans son art.

    Il est ce que le peintre aurait été sans la tentative de suicide de son épouse.

    Il ne faut évidemment probablement pas interpréter cela comme une leçon de morale et un prêche pour la fidélité bourgeoise mais plutôt peut être comme l’idée selon laquelle toute création valable trouve sa source dans une tragédie intime, et serait incompatible avec une vie trop lisse épargnée par la dimension tragique de l’existence.

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  4. Rémy dit :

    Pour finir, le premier sketch est comme la métaphore de l’idée selon laquelle la souffrance est le contrepoint presque obligé du plaisir.

    Face, un masque de joie et d’exubérance; pile un visage marqué l’âge et la douleur.

    Combien parmi les noceurs ce soir là, en apparence si joyeux et euphoriques, dissimulent-ils sous leur masque un désespoir secret ?

    Et l’artiste du dernier sketch est peut être exactement l’inverse: un masque de souffrance et d’austérité et un bonheur et une sérénité intérieurs.

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  5. Strum dit :

    Hello, c’est très vrai ce que tu dis, et ton rapprochement avec Lettre d’une inconnue est bien vu, de même que ta mise en parallèle des deux masques du premier et du dernier sketch. Tu as davantage réfléchi au film que moi qui voulais surtout parler de la manière dont Ophuls donne corps au plaisir par sa mise en scène, et du coup, je trouve que tu en parles mieux que moi ! Tu me donnes en tout cas envie de revoir le film.

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  6. modrone dit :

    Un délice,une merveille. Toute la finesse d’Ophuls aussi à l’aise qu’en adaptant Schnitzler.

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  7. Strum dit :

    Tout à fait, merci modrone pour ton commentaire.

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  9. J.R. dit :

    Un éblouissement que ce film, un grand moment de cinéma… En lisant la chronique et les commentaires je réalise à quel point Ophuls a une vision peu hédoniste du bonheur : il décrit avec virtuosité, entrain, et énergie le plaisir, et achève son film sur une vision mortifère du bonheur. J’ai d’abord cru qu’Ophuls faisait l’apologie de l’inconstance, mais ça ne collait pas avec sa lucidité (j’ai vu Lola Montès). « Le bonheur n’est pas gai » c’est une bien triste conclusion. Existe-t-il un plaisir sans bonheur et surtout un bonheur sans plaisir : peut-être que comme le pense @Rémy la scène dans le champ normand (Gabin et Darrieux sont extraordinaires!) représente cet idéal de bonheur sensuel. C’est en même temps un songe éphémère. L’éternité est bref pour Ophuls … Mais quel virtuosité : les trajectoires à l’extérieur de la Maison, le train qui traverse la campagne normande avec le contrôleur qui passe de wagon en wagon depuis l’extérieur. Et le génie de Maupassant, ne l’oublions pas : l’image inversées des vieux notables de province et des prostituées, et le masque de jeunesse mortellement figé…
    En revanche, le troisième épisode me convainc moins (décidément j’ai beaucoup de mal avec Daniel Gélin jeune).

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    • Strum dit :

      En effet, que la mise en scène est virtuose dans ce film et j’aime comme elle rend compte de son sujet et des sentiments d’Ophuls. Il distingue le plaisir (indissociable de l’envers du déplaisir) du bonheur dans le film. Je ne suis pas non plus très fan de Gélin, mais le troisième épisode a pour lui cette caméra qui tombe au moment de la chute (quel plan ! Polanski s’en souviendra) et bien sûr le dernier plan horizontal (« le bonheur n’est pas gai »). Et Maupassant : le plus grand des nouvellistes avec Henry James et Borges.

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      • J.R dit :

        En effet, il y a ce plan de la chute qui est impressionnant. J’adore également Borges (je connais très mal Henry James, à vrai dire) mais j’ajouterai au trio, Chesterton dans une toute autre veine… Je mets Doyle à part. Mais beaucoup ajouterait Poe et Zweig… Ophuls est en tout cas le grand nouvelliste du cinéma. Son style pourrait sembler systématique, mais non, nous ne sommes jamais devant une forme de maniérisme.

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        • Strum dit :

          Poe et Zweig sont très forts en effet, dans un tout autre style bien sûr. Je n’ai jamais lu Chesterton, il faudrait que je remédie à cela. Si vous aimez les nouvelles, James est un must.

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