Two Lovers : L’homme lourd et gris de James Gray

two lovers

Two Lovers (2008) s’ouvre sur une série de trois ou quatre plans annonçant et résumant le sujet du film. Dans le premier, un homme filmé au ralenti marche de dos sur un pont : il se détache lourd et gris dans le cadre, avançant péniblement, comme si une force d’attraction le retenait en arrière ; le ralenti le fige dans son mouvement en le marquant du sceau de la pesanteur. Le second plan le montre après avoir enjambé la balustrade, silhouette immobile regardant l’Hudson River, ou l’océan longeant Brighton Beach. Puis, il saute. La caméra (autre plan, en contre-plongée) le regarde tomber lentement au fond des eaux ; des tourbillons marins enlacent ses jambes alors qu’il descend toujours plus bas. Il tombe, comme tombera Brad Pitt dans la séquence d’ouverture d’Ad Astra. Puis, après un bref insert d’une image surgie du passé, son corps regimbe soudain ; luttant contre le poids de l’eau, il remonte difficilement. Cet homme lourd et gris, joué avec beaucoup de sensibilité par Joaquin Phoenix, s’appelle Leonard Kraditor.

Leonard est un héros typique de James Gray : son corps est lourd de son passé, de sa mémoire, de son milieu, des jugements de sa famille. Cette force d’attraction à laquelle il essaie d’échapper est désignée immédiatement par cette séquence d’ouverture où la caméra convoque les lois de la gravité qui pèseront sur lui tout le reste du film. Gray caractérise toujours ses héros par la mise en scène, au sein de laquelle la matière et la texture des images, oppressantes, prennent une importance particulière. A ce titre, il n’est pas l’héritier pur du cinéma classique américain que l’on a dit, car ce dernier définissait ses personnages en fonction du déroulement du récit, en tant que sommes de leurs actes. Il se rapprocherait plutôt, par son usage de la lumière et l’importance qu’il accorde à la texture des plans, d’une manière européenne, ce qui expliquerait peut-être pourquoi ses films sont si bien reçus en France, quand ils sont accueillis avec indifférence aux Etats-Unis.

Identifier Leonard comme un homme percevant l’environnement comme un poids permet à Gray de faire l’économie de scènes de famille illustratives. La caméra ayant déjà parlé, les dialogues et le récit ont moins besoin d’être sollicités. Nous voyons d’emblée le père et la mère à travers le regard de Leonard : ils sonnent vrais et ne sont pas dénaturés par une caractérisation excessive. Cette approche permet à Gray de montrer une vérité psychologique : Leonard se croit observé par le monde et ressent le regard des autres comme un jugement ; il se sent étranger au sein de sa propre famille alors même que celle-ci ne pense pas à mal. La plupart des hommes acceptent leur famille, et ces atavismes qu’elle leur a légués. Leonard fait partie de cette minorité qui ne les supporte pas. Il se rêve libre. Il voudrait se construire de ses propres mains, en échappant au destin que ses parents ont tracé pour lui. Il refuse l’identité sous laquelle le monde l’a vu naître, car il voudrait savoir par lui-même quel individu il est vraiment, et non par le désir ou le regard des autres. Cette hypersensibilité de Leonard, Gray l’analyse avec une sincérité et une acuité psychologique qui forcent l’admiration – peut-être cherche-t-il ainsi à exorciser ses propres obsessions.

Si Leonard vit en étranger dans sa propre famille après une déception amoureuse, c’est parce que tout ce qui vient de ses parents, il le perçoit comme un nouveau jugement du monde sur lui. La teinturerie de son père, la belle Sandra, que ses parents voudraient le voir épouser, son quartier de Little Odessa aux appartements étouffants, il les voit  à travers un miroir déformant. Il attend. Peut-être estime-t-il que la vie lui est redevable de quelque chose (son nom de famille, « Kraditor », est très proche en anglais du terme « creditor », c’est-à-dire « créancier »). Il tente de cacher ce rejet de son milieu par de l’indifférence. Quand il rencontre la blonde Michelle, sa voisine, il sent de nouveau poindre en lui ce désir de liberté, et veut saisir cette chance de savoir s’il est vraiment différent des siens. Dès lors, il lui est impossible de choisir entre Sandra (Vinessa Shaw) et Michelle (Gwyneth Paltrow), de sortir du triangle amoureux que le film met en place ; car préférer Sandra reviendrait pour lui à donner la préférence à cette famille à laquelle il essaie précisément d’échapper. Two Lovers tourne autour de la tentative de Leonard, peut-être la dernière dans sa vie, d’échapper enfin à la malédiction familiale. Entre Sandra et Michelle, il n’y a pas d’aller-retour, d’hésitation ou de revirement de la part de Leonard. Il n’y a que des aller : Leonard essayant de partir avec Michelle. Le « retour » vers Sandra n’est qu’une défaite de plus.

Contrairement aux protagonistes de The Yards ou de La Nuit Nous Appartient, Leonard n’est pas un archétype issu de la tragédie grecque. On ne trouve nul fils prodigue, chef de famille, ou crime de sang appelant le sang dans Two Lovers. La malédiction familiale est toujours là, mais elle s’est sécularisée et n’a, a priori, plus de lien avec le mythe. En faisant de Leonard un héros individualisé, saisi dans l’intimité de sa chambre, dans son quotidien, et vivant des rapports amoureux qui sont proches de ceux de la vie réelle, Gray s’essaie à une révolution de son cinéma. Les psychologies archétypales des précédents films (ce qui n’enlevait rien à leur force – The Yards et Little Odessa sont des chefs-d’oeuvre) font place à un portrait psychologique d’une grande finesse. On comprend pourquoi, dans Two Lovers, Gray insiste tant sur ces photos, ces immeubles, ce métro, ces rues qui scandent la vie de Leonard et font de lui un homme dans la foule. La tristesse hivernale de Little Odessa, au sud de Brooklyn, est très bien soulignée. Dans ce quartier sont aussi enfouis les souvenirs des anciens pogroms d’Ukraine, d’où proviennent les premiers immigrants.

Pourtant, Gray ne peut lui-même échapper à sa propre malédiction, à la conception tragique qu’il se fait de l’existence. Peu à peu, par le biais du personnage de Michelle, en vertu d’une modification presque imperceptible de l’environnement sonore et de la texture des plans, qui descendent dans la pénombre à mesure que la narration se rapproche de son terme, le quotidien de Two Lovers bascule dans un monde fantasmagorique. La cour et le toit de l’immeuble de Leonard sont le lieu de ce changement. Michelle, derrière sa fenêtre, parait de plus en plus diaphane au fur et à mesure que Leonard croit se rapprocher de son coeur ; à chaque nouveau plan de fenêtre, elle devient la représentation d’un désir plus qu’une femme. Dans la deuxième scène sur le toit, étonnant No Man’s Land où quelques immeubles lointains se découpent sur un fond gris, un étrange vent sonore se lève quand Leonard et Michelle discutent, comme le son d’un glas venu du fond des temps. Un plan magnifique montre ensuite Leonard prisonnier des cheveux d’or de Michelle au moment où il l’embrasse. C’est comme si Leonard était destiné à passer d’une prison à une autre : de la prison familiale à celle d’une messagère du destin, ce destin qui se dresse devant son désir de liberté. Un autre plan, tout aussi extraordinaire, montre un peu plus tard Michelle rejoindre Leonard dans la cour alors que celui-ci l’attend pour s’enfuir avec elle. Gray la filme cette fois entourée de pénombre : une silhouette de ténèbres avançant dans les ténèbres. Elle s’avance : ses yeux bleus semblent être devenus noirs et mats et brillent d’une étrange lumière qui la fait paraitre fantôme. Cette lumière contamine les yeux de Leonard alors qu’il attend l’arrêt du destin. Michelle n’est alors qu’une bouche rendant une sentence, comme l’aurait fait une pythie de la tragédie grecque. Gray n’aurait échappé au pouvoir d’attraction de la mythologie que pour mieux se jeter dans les bras de la tragédie.

Gray est prisonnier, comme Leonard, de la forme du monde. Il est chez lui une matière épaisse faite d’une mémoire familiale à laquelle on ne peut échapper. C’est ainsi qu’il en rend compte à l’écran et c’est pour cela que ses films sont imprégnés d’une profonde mélancolie. C’est par deux étranges regards-caméras que Gray tend son film vers nous à la fin du récit. Devenus le contre-champ du film, nous sommes alors sommés de le juger, c’est à dire d’apporter à ce monde figé la liberté, en imaginant pour Leonard un monde futur où il serait heureux et non plus prisonnier. Comme si Gray n’arrivait pas à l’imaginer lui-même. Le film est lointainement inspiré du Dostoïevski des Nuits Blanches.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Gray (James), est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

5 commentaires pour Two Lovers : L’homme lourd et gris de James Gray

  1. Ping : La nuit nous appartient de James Gray : mais le clan possède l’individu | Newstrum – Notes sur le cinéma

  2. Ping : The Lost City of Z de James Gray : chimère et voyage intérieur | Newstrum – Notes sur le cinéma

  3. Ping : Ad Astra de James Gray : Télémaque dans l’espace | Newstrum – Notes sur le cinéma

  4. Ping : Little Odessa de James Gray : les sombres couleurs du souvenir | Newstrum – Notes sur le cinéma

  5. Ping : Armaggedon time de James Gray : inéluctable injustice | Newstrum – Notes sur le cinéma

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s