The Phoenician Scheme de Wes Anderson : décalages en surface

Wes Anderson assure s’être inspiré de la vie du magnat du pétrole Calouste Gulbenkian pour créer le personnage de Zsa Zsa Korda (Benicio Del Toro) dans The Phoenician Scheme. Cet homme d’affaires arménien, né au sein de l’Empire Ottoman à la fin du XIXe siècle, eut une vie extraordinaire, durant laquelle il déploya un génie commercial qui lui permit de participer à l’essor de l’industrie pétrolière au Moyen-Orient pendant la première partie du XXe siècle. Son surnom, Monsieur 5%, lui fut attribué car il parvint à conserver pendant plusieurs décennies une participation de 5% dans la société concessionnaire des gisements de pétrole en Mésopotamie, à la chute de l’Empire Ottoman, aux côtés des sociétés représentant l’Angleterre, la France, les Etats-Unis, et même l’Allemagne au début. Son ingéniosité, sa finesse psychologique, sa discrétion, des trésors de diplomatie, firent de lui un commerçant hors pair capable non seulement de s’enrichir mais aussi et surtout de concilier les intérêts antagonistes des grandes puissances occidentales.

Or, ce génie du commerce, c’est justement ce dont Wes Anderson s’avère incapable de rendre compte dans The Phoenician Scheme, film au titre trompeur et au scénario linéaire. Une fois que Zsa Zsa se lance dans un périple pour trouver des investisseurs américains, français et anglais, prêts à apporter leur quote-part du nouveau projet d’infrastructures qu’il entend initier, les péripéties s’enchainent les unes à la suite des autres selon une approche où le décorum, un pseudo folklore local et des décalages ludiques parfois peu inspirés (l’inepte partie de basket, l’irruption d’un Che Guevara de pacotille se trompant de continent, l’apposition des dénominations antiques sur les pays d’aujourd’hui) remplacent toute velléité de construction de scènes et d’approfondissement des situations. La matière première du film parait ainsi être celle d’une patine superficielle enrobant des plans en forme de tableaux figés, qui tiennent autant de la maquette que de la bande dessinée d’aventures à la ligne claire. C’est comme si pour Anderson, le commerce n’était qu’un jeu de plateaux inconséquent, aux combinaisons louches et aux amusements vains, sauf qu’il a beau être joué par de grands enfants ainsi qu’il semble considérer ses personnages dans tous ses films, il peut avoir d’immenses conséquences pour le développement ou l’exploitation d’une région – et cela le véritable Gulbenkian le savait, qui considérait le commerce comme une chose sérieuse et digne où primaient les rapports humains, à l’instar des Phéniciens de l’antiquité.

Bien sûr, ces caractéristiques formelles, ces décalages ludiques, ne sont pas nouveaux chez Wes Anderson, auteur à part entière possédant une patte unique, et l’on se plait parfois à rechercher dans le plan telle référence artistique, tel tableau de maître, le clin d’œil au spectateur étant la raison d’être de plusieurs images, de plusieurs apparitions d’acteurs fidèles à Anderson (Bill Murray en dieu, etc.), mais le récit finit par tourner en rond selon un schéma de quadrature du cercle et d’empilements qui menace son cinéma depuis plusieurs films ; surtout, la vraie vie de Gulbenkian est beaucoup plus intéressante que celle de Zsa Zsa, personnage brutal et buté, très loin de posséder la finesse et l’intelligence de son lointain modèle, qui devait négocier face à des entités autrement plus puissantes que lui, des Etats aux moyens considérables. Il y avait matière à raconter autre chose sans doute, au sujet de cette bataille d’un David contre des Goliaths dans les arcanes de l’industrie pétrolière, de plus éclairant sur notre monde – l’Histoire l’emporte ici sur la fiction. C’est que, plus que l’Histoire et la géopolitique, c’est le Mr. Arkadin de Welles qui nourrit aussi ce portrait d’un milliardaire oriental en exil cherchant une forme de rédemption à travers sa fille (encore que Welles s’inspirait lui aussi de Gulbenkian qui dût quitter la Turquie lors des premières massacres d’arméniens, et vécut ensuite en exil à Londres, à Paris puis à Lisbonne, où l’on peut voir encore aujourd’hui la collection de ce grand collectionneur dans un très beau musée). Mais le film de Welles était autrement plus émouvant et saisissant, montrant la détresse de son personnage bien davantage que ne le fait Anderson avec son monolithique Zsa Zsa, dont les rapports avec sa fille, qu’il entend faire légataire universelle de sa fortune après une période d’essai, ne sont guère approfondies sinon à travers une vague intrigue criminelle impliquant l’oncle Nubar. Car même sous cet angle des rapports entre un père et sa fille, le film peine à dépasser, m’a-t-il semblé, le stade de l’illustration et du maniérisme de surface. On reste ainsi à la surface des choses et des silhouettes exposées dans ce récit dénué d’ouvertures qui ne se suffit pas à lui-même. La musique de plusieurs ballets de Stravinsky parcourt le film et lui apporte parfois ce supplément de mélancolie et de profondeur que le scénario échoue à susciter.

Strum

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4 Responses to The Phoenician Scheme de Wes Anderson : décalages en surface

  1. Avatar de Martin Martin dit :

    Hello Strum ! Et bravo pour cette belle (même si négative) chronique !
    Attention, coquille au début : ce Zsa Zsa s’appelle Korda et non Gabor.

    En outre, après cette étourderie très cinéphilique, tu l’appelles Sza Sza par la suite.

    Sinon, content de te relire sur un film que j’ai vu (et relativement apprécié).
    Ma chronique à moi arrive, mais pas tout de suite. Pas trop vite.

    Bon week-end ! 🙂

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  2. Avatar de princecranoir princecranoir dit :

    Superbe chronique, qui sait mettre en exergue les carences rédhibitoires de ce dernier né de l’œuvre Anderson. Pour motiver tes arguments, tu t’appuies à raison sur une comparaison avec le personnage historique ayant inspiré Korda en soulignant les différences criantes. On pourra toujours rétorquer que le personnage figurant dans le film est une pure fiction, et qu’il n’est qu’en partie inspiré de Gulbenkian. Anderson revendique d’ailleurs une autre inspiration majeure qui n’est autre que feu son beau-père, l’ingénieur libanais Fouad Malouf, à qui il dédie d’ailleurs le film. Quand bien même l’une des deux influences l’emporterait sur l’autre, le résultat suscite, comme tu l’as très bien décrit, une forme d’apathie laborieusement parsemée de quelques idées loufoques (je te rejoins sur cette partie de basket qui ne m’a arraché aucun sourire).

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    • Avatar de Strum Strum dit :

      Merci ! Oui, Gulbenkian ne semble pas être le seul modèle, mais cela ne change rien au fait que le film suscite un ennui certain et surtout reste constamment à la surface des situations qu’il décrit sans jamais rien approfondir. La partie de basket est effectivement ridicule.

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