Le Miroir à deux faces d’André Cayatte : deux vies

Dans ce film à l’excellent scénario, la vie d’une femme change du tout au tout, lorsque de laide elle devient belle après une opération de chirurgie esthétique. C’est pour sa laideur et pour sa médiocrité supposée, que Pierre Tardivet (Bourvil), professeur de calcul, a épousé Marie-José (Michèle Morgan affublée de prothèses pendant la première partie du film). Tardivet est un de ces homme ternes, besogneux et mesquins qui hantent le cinéma français des années 1950. Il n’envisage le mariage que comme une case à cocher, une formalité fastidieuse à remplir, et il passe une annonce afin de trouver l’âme soeur, dont il espère qu’elle ne sera pas trop jolie, pas trop exigeante, qu’elle sera aussi passe-partout que lui. Son choix se porte sur Marie-José dont le visage est ingrat, mais les espérances grandes : elle rêve au grand amour, à une union entre âmes sensibles à la beauté intérieure. Elle accepte d’épouser Tardivet faute de mieux, car elle aime en secret le directeur de la boutique de disques dans laquelle elle travaille, mais surtout parce qu’elle a été trompée : Tardivet s’est fait passer pour l’amateur de musique, l’amoureux de Beethoven, qu’il n’est pas. Leur mariage n’est pas heureux. Dès la nuit de noces, elle réalise quelle sorte d’homme elle a épousé lorsque, pour faire des économies, Tardivet la force à quitter la chambre de leur bel hôtel vénitien pour passer la nuit dans la chambre affreuse d’un ménage de coiffeurs. Qui est économe de son argent est économe de son coeur. Dix années s’écoulent durant lesquelles les Tardivet fondent une famille. Lui, se croit heureux ; elle, a ravalé son chagrin et ses espérances et s’occupe des enfants sous les regards suspicieux de sa belle-mère qui habite avec eux.

Un autre hasard, extraordinaire celui-ci, lui fait rencontrer un célèbre professeur de chirurgie esthétique responsable d’un accident de la circulation de Tardivet. Ce professeur, en guise de compensation, lui offre un nouveau visage car il pressent que la beauté intérieure de Marie-Josée peut être prolongée sur ses traits injustement ingrats. La mesquinerie de Tardivet s’oppose à cette transformation de sa chenille de femme en papillon, mais Marie-Josée tient bon et l’opération a lieu en secret. Alors, la véritable Michèle Morgan apparait, avec ses yeux brillants en amande et son casque doré, et Bourvil, son nez cabossé et sa bouche tordue, se trouve éclipsé, se trouve exclu de sa vie. C’est une nouvelle femme qui est apparue et l’homme ancien qui l’a serrée dans ses bras ne le supporte pas. Parfois, le destin peut faire qu’un homme et une femme se trouvent et se perdent, quand leur coeur se referme, ainsi qu’une fleur fanée. Ici la situation est tout autre : son nouveau visage a fait de Marie-Josée une femme complètement différente, par le regard que lui portent les autres, et surtout le regard qu’elle se porte. Ayant recouvré estime de soi, pouvant enfin accéder aux contemplations de la beauté qui lui étaient auparavant interdites, elle ne peut plus supporter la nullité de Tardivet qui aggrave son cas. Il est resté le même homme pour lequel la beauté n’existe pas ; qu’il s’agisse de la beauté de la cinquième de Beethoven, de celle de Venise, de celle d’un visage de femme, tout l’indiffère. Il vit comme un calcul, comme un nombre, qui reste toujours dans la terne catégorie (le « plus petit des nombres à trois chiffres ») qui lui a été assignée au départ. Il aurait fallu qu’il soit un homme généreux, un homme qui aime vraiment sa femme, pour l’adorer sous sa nouvelle identité. Car la beauté (quelle soit intérieure ou extérieure) est une identité qui vous fait appartenir à une catégorie particulière de personne. Mais Tardivet n’est pas de cette catégorie, et sa mesquinerie se trouve même amplifiée par les rayons venus de la beauté de sa femme, une jalousie nouvelle le minant ; dès lors, leur couple est condamné, chacun se situant sur un autre plan, comme s’ils avaient commencé à vivre deux vies distinctes. Le ver était de toute façon dans le fruit : Tardivet n’était pas celui sous les dehors duquel il s’était présenté au départ, il avait menti sans scrupules.

Cayatte raconte son histoire avec une louable économie de plans et de digressions qui la fait presqu’accéder à l’état de fable. Il la raconte très bien et sans fioritures. Il fait bien voir ce qui sépare l’être laid et mesquin de l’être beau (au moral), il démontre qu’ils vivent dans des mondes différents qui ne se rejoignent pas. Il peut s’appuyer sur deux très bons acteurs, Bourvil jouant avec un art consommé la mesquinerie la plus profonde, puis un désarroi sans fond qui le mène à la violence, Michèle Morgan (mieux qu’on ne l’a dit) parvenant à faire bien ressentir quand elle est laide la beauté intérieure de son personnage et ses espérances déçues. Quel dommage dès lors que la mise en scène de Cayatte soit si dénuée d’idées et d’inventions, que ses échelles de plan soient quasiment toujours les mêmes, de même que sa lumière, et qu’il ne fasse pas accéder le film au monde de la beauté de l’image que Marie-Josée à rejoint, restant dans l’économe et le terne, c’est-à-dire du côté de Bourvil dans l’ordre esthétique, alors que la véritable héroïne de son histoire est Michèle Morgan. Pensons aux apparitions miraculeuses de Grace Kelly dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock, de Claudia Cardinale dans Le Guépard de Visconti, d’Ava Gardner dans Pandora, de Gene Tierney dans Laura, qui déversaient l’élixir miraculeux de leur beauté sur le cours du récit. Bien sûr, Cayatte ne peut se comparer à ces cinéastes-là, et il serait injuste de lui demander d’atteindre ces hauteurs, mais n’y avait-il pas matière à élever son film en lui faisant subir lui aussi une sorte d’opération de chirurgie esthétique ? Je le crois volontiers tant cette histoire est frappante, mais l’on doit se contenter de ce bon film, bien raconté et bien joué. C’est déjà cela de pris. Gérard Oury joue le personnage du chirurgien esthétique enjoué et sûr de lui dont Tardivet va faire sa nemesis, et s’avère assez crédible (non par ses gestes de chirurgien mais par sa personnalité assurée).

Strum

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4 commentaires pour Le Miroir à deux faces d’André Cayatte : deux vies

  1. Carol dit :

    Le film, bien que datant de 1958, se laisse encore agréablement regarder à l’heure actuelle.

    Dans l’ensemble, je suis assez d’accord avec votre présentation du film. Toutefois, ayant eu l’occasion de le revoir récemment, je trouvais que le chirurgien était présenté de manière peu crédible : sa façon de procéder (peu aseptisée) passe plutôt mal, mais nous sommes 46 ans plus tard !

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    • Strum dit :

      Merci pour votre commentaire. 1958, c’est une période bénie du cinéma et on ne compte pas les chefs-d’oeuvre réalisés cette année-là (Vertigo, Comme un torrent, etc.). Sinon, oui, bien sûr, les gestes du chirurgien ne sont pas crédibles lorsqu’il opère, mais pour ce qui est de sa personnalité, j’ai trouvé que Gérard Oury qui l’incarne s’en sortait bien.

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  2. C’est toujours de bon ton de tirer sur Cayatte mais je trouve cela assez injuste. Je n’ai pas vu ce film là mais je peux très bien recycler ce que tu dis (« bien raconté et bien joué ») pour ceux que j’ai vus à savoir Les risques du métier et Mourir d’aimer.

    C’est un cinéaste qui ne mérite pas d’excès d’indignité et dont le nom sur l’affiche ne me fera certainement pas fuir.

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